Une critique de
Sous ce titre volontiers
provocateur, Gilbert Molinier, professeur de philosophie en banlieue
parisienne, donne une des meilleurs analyses de la crise mortelle à laquelle
est confrontée l'école en France. Pas seulement une analyse théorique, mais
aussi une tentative de restituer par la pensée les individus singuliers, les
individus vivants mais aussi souffrants. La rentrée 99 a été riche en pamphlets
sur l'école, en pro et anti-Allègre, toute une littérature qui finit par être
lassante. Le livre de Molinier va bien au delà, c'est un véritable livre de
philosophie, mais qui prend parfois les allures d'un journal de bord ; un
livre où la culture la plus élevée est mise au service de l'écoute de ceux à
qui on interdit l'accès à cette culture.
Pour prévenir tout malentendu,
la critique radicale que Molinier engage contre l'idéologie dominante
" pédagogiste " et contre les pratiques scolaires qui en
découlent, si elle rencontre formellement certaines prises de position des
adversaires " conservateurs " d'Allègre, se situe d'un
point de vue clairement indiqué dès la première page. Molinier enseigne au
lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen. "Auguste Blanqui. Profession :
prolétaire. Domicile : la prison. Qualité : insurgé. " Mais
Molinier ajoute : " Les élèves que j'ai rencontrés dans ce lycée
sont les héritiers, les petits-fils de Blanqui, et pourtant la plupart d'entre
eux ignorent qui il fut. Ils devraient être les révoltés d'aujourd'hui, les
raisons ne manquent pas et pourtant la plupart d'entre eux affichent un
conformisme qui fait peine à voir. Et pourtant, ils sont fils de prolétaires,
mais fils de prolétaires à qui on a volé leur nom, comme l'écrit Jacques
Rancière : ils sont devenus fils d'immigrés selon la version moderne,
raciste de la lutte des classes. " (p.7) Pas de lamentations donc sur
le thème " Jadis, c'était tellement mieux ", pas de regret
de l'âge d'or. Mais un point de vue juste pour aborder l'école : le point
de vue du plus défavorisé, dirait un tenant de la théorie de la justice de
Rawls, le point de vue du prolétariat dira un ami de Marx.
Il s'agit d'abord de
comprendre ce qu'est la modernisation l'école. Dans l'accumulation des
réformes, des mesures partielles, des modifications statutaires, on a souvent
du mal à s'y reconnaître. " Un ensemble de mesures techniques a été
mis en place dont la cohérence n'apparaît qu'après coup. " Gilbert
Molinier insiste sur le fait que la modernisation de l'école ne doit
évidemment pas être séparée de la modernisation urbaine et de la modernisation
des entreprises. La modernisation de l'école se caractérise par des effets dont
il faudra chercher la cohérence globale : 1° l'impossibilité d'enseigner
et 2° le refus d'apprendre. Gilbert Molinier le résume en une formule :
" Interdit de penser " et il ajoute :
" Pourtant, cet interdit de penser n'est pas le produit d'une jeune
génération dont on dit, peut-être un peu vite, qu'elle ne veut plus apprendre,
mais une réaction ou si l'on veut l'organisation d'une force de résistance des
élèves, soit en tant qu'individus soit en tant que classes, contre les
idéologies et les pratiques scolaires largement répandues à l'intérieur même de
l'Education Nationale, largement diffusées sous l'autorité plus que contestable
d'une " psychopédagogie " vulgarisée reposant sur les reste
vulgarisés des théories politiques les plus inquiétantes, trimballant les
théories éthiques les plus pauvres et véhiculant les théories psychologiques
les plus plates. " (p.21) Désignant les fossoyeurs de l'école comme
ceux qui la rongent de l'intérieur, ceux qui " parce qu'ils n'ont
plus rien à dire, jettent la jeune génération dans les bras de la déesse aux
cents bouches, bavarde et racoleuse ", Molinier montre l'enjeu :
il s'agit, ni plus ni moins, de la liquidation de l'héritage des Lumières.
L'enseignant transmet des savoirs à des élèves afin précisément de les élever,
de les aider à entrer dans l'âge de la majorité et à oser penser (voir
Kant : Réponse à la question :'Qu'est-ce que les Lumières ?').
Avec les réformes pédagogiques " modernistes " impulsées
depuis deux ou trois décennies et la mise en place de l'institution des IUFM –
une création de Jospin – c'est cette conception de l'enseignement qu'il faut
liquider. Le capitalisme se soumet-il aux raisons de la raison ? Non,
évidemment. Donc pourquoi conserver cette tradition des Lumières ?
Pourquoi irait-il laisser se former ses futures fossoyeurs ?
" Aujourd'hui, il faut fabriquer des hommes flexibles, des hommes
d'un type nouveau avec des méthodes nouvelles. C'est pourquoi
l'enseignement comme héritage des Lumières a été progressivement mais
systématiquement détruit pour être remplacé pour être remplacé par un
enseignement adapté aux intérêts de l'économie néolibérale. " (p.25)
Comme la réalisation d'un tel
objectif ne peut pas être avouée pour ce qu'elle est, elle a besoin d'une
légitimation " rationnelle ", acceptable par une opinion
publique et notamment une opinion enseignante attachée aux idéaux de l'école
républicaine. Réfutant les faux débats sur le " niveau "
qui baisse ou qui monte, Molinier montre que les réformes et mesures
" techniques " successives organisent une perversion des
programmes et des contenus de l'enseignement, fondée sur idéologie qui,
rejetant l'égalité formelle, prétend vouloir l'équité. " À la base de
cette inflexion des programmes d'enseignement, on trouve une pseudo-théorie
censée expliquer l'échec scolaire : les handicaps socioculturels. "
(p.66) Sans le dire explicitement, Molinier vise ici la tradition de la
sociologie de Pierre Bourdieu qui, depuis Les héritiers (Pierre Bourdieu
et Jean-Claude Passeron, éditions de Minuit), dénonce l'école comme un système
de reproduction de la domination de ceux qui possèdent le " capital
symbolique " sur ceux qui ne le possèdent pas. Or, " cette
théorie est exactement le contraire de ce qu'elle a l'air d'être : elle
légitime et construit ‘scientifiquement' tous les refus d'appendre. "
Les effets réels de cette théorie sont ravageurs : " elle
renforce les élèves dont les parents sont pauvres dans les jugements négatifs
qu'ils portent déjà, à la fois sur eux-mêmes et sur leurs parents. Comment
peut-on soi-même apprendre sans un minimum d'estime de soi ? Comment
peut-on aimer ses parents si on pense d'eux que ce sont des
ratés ? " (p.67) Réciproquement, si la pauvreté est un handicap,
la " richesse " - le fric – est donc une valeur bonne en
soi. Ce sociologisme est donc une version " moderne " du
racisme biologique, ou du darwinisme social qui est l'idéologie la mieux
adaptée au néolibéralisme. Mais c'est cette idéologie qui commande les
révisions successives des programmes du " lycée allégé "
(comme les yaourts !) : " À des jeunes rabaissés pour cause
d'idiotie sociale, on propose des programmes au rabais. "
Le contenu des programmes
n'est pas seul en cause. Les formes institutionnelles, les règles de
fonctionnement de l'école, les objectifs assignés aux divers acteurs doivent
être adaptés aux besoins de cet enseignement moderne. L'école tout entière doit
être amenée à l'âge du management, ce qui signifie d'abord qu'elle est au
service de l'entreprise et ensuite qu'il faut transformer la culture scolaire
en culture d'entreprise. " L'introduction des méthodes managériales
dans l'école vise tout simplement à résoudre une sorte de paradoxe
apparent : comment former des imbéciles performants et zélés ? "
(p.84) S'appuyant sur les analyses de Jean-Pierre Le Goff, Gilbert Molinier
montre comment cette transformation s'appuie sur trois piliers :
l'augmentation des pouvoirs du proviseur, le " projet
d'établissement " et le projet personnel des élèves accompagné de
l'introduction du " contrat " pour les élèves en situation
difficile. " Les contrats, affirme Molinier, opèrent en fait un transfert
des obligations de l'État au niveau des établissements scolaires, des
enseignants et des responsables de l'administration qui interviennent alors
au titre de particuliers, c'est-à-dire arbitrairement ou sauvagement. Nous
avons là une des causes principales de l'absentéisme scolaire, absentéisme
produit et encouragé. " (p.105/106)
Mais le livre de Gilbert
Molinier, au delà de ces analyses partagées par nombreux enseignants et
observateurs lucides de notre système éducatif, explorent les effets de cette
politique. Effets sur les enseignants " en souffrance ",
isolés, contraints à la duplicité, entre la réalité effective de ce qu'on leur
demande – fabriquer des jeunes soumis aux nouvelles directives pédagogiques –
et un discours imaginaire sur leur propre travail, discours empreint de
l'humanisme traditionnel. Cette double contrainte entre des idéaux déclarés
passéistes et les exigences du " management des ressources
humaines " tel que le conçoit et l'impose le ministère conduit à la
peur, peur des élèves, peur des parents, qui est un " phénomène
massif " et un " phénomène politique ". Cette
peur est phénomène massif car " l'État se défausse de ses
responsabilités en tant qu'il est garant de la norme et garant des
institutions ". Reprenant les analyses de Pierre Legendre, Molinier
explique : " Les montages du droit sont progressivement
déboulonnés. " La deuxième raison de la peur est le consensus
politique, " véritable puanteur intellectuelle produisant un
ramollissement de l'esprit ". (p.118)
Mais il s'agit aussi, et
j'allais dire principalement, des effets sur les jeunes. On lira avec les
descriptions fines que Gilbert Molinier consacre à " la parole en
miettes " et au " corps désarticulé ".
Descriptions qui, soit dit en passant, montrent la supériorité de la
philosophie comme discipline de connaissance de l'homme sur les scientistes
fous qui opèrent dans le champ de la psychopédagogie et de la sociologie de
l'école. Les technocrates, " emportés par le désir d'une folle
tentative de maîtrise gestionnaire de la jeunesse " construisent une
" gigantesque entreprise de déstructuration
psychique " ; ils transforment l'institution scolaire en
" machine folle à rendre les jeunes fous ". (p.205) Les
fanatiques du court terme (le temps de la Bourse !), les niais disciples
du docteur Pangloss qui refusent de regarder la réalité en face pour ne pas
mettre en cause leurs systèmes de croyance – de croyance dans la gauche
principalement – tous ceux-là diront que Molinier exagère, qu'il devrait
" positiver ", etc.. Que les autruches se mettent la tête
dans le sable, c'est leur affaire. Molinier nous invite à considérer la réalité
en face, à la mettre en rapport avec notre histoire. Notre siècle a été celui
de l'assassinat des jeunes générations. Notre système socio-économique est un
système où les hommes sont en trop. Il lui faut le massacre. Et le massacre de
la jeunesse a commencé par les dégâts psychiques considérables, en attendant
peut-être de pouvoir refaire la guerre en Europe, moyen idéal pour détruire les
hommes et les machines " en surplus ". Mais la nouveauté de
cette destruction de la jeunesse est qu'elle prend la forme d'une
autodestruction. Le poison de la flatterie – une des spécialités de l'actuel
locataire de la rue de Grenelle – et l'apologie du plaisir en constituent les
ingrédients de base. Elles permettent la destruction de la logique des places
sur laquelle repose toute institution sociale stable. " Qui sont ces
jeunes si instables, si prompts au découragement comme si prompts à l'enthousiasme,
sinon des proies fragiles pour les stratèges de la mise en concurrence des
forces de travail ? Que sont les projets de l'élève ou ces pratiques de
l'autoévaluation, sinon des entreprises préparatoires à la construction de
l'auto-culpabilisation ? À quoi correspond cette espèce de déconstruction
ou d'inversion de la logique des places sinon à la construction de l'instabilité
des places dans l'entreprise, chef aujourd'hui, paria demain ? Quel
rôle joue cette espèce d'indifférenciation des places
enseignants-enseignés sinon celle de produire par avance cette espèce de fausse
convivialité qui existe dans les entreprises ? "
Ainsi se monte, progressivement, la fabrique de l'homme nouveau. Citons encore Pierre Legendre : " Il faut voir les choses comme elles sont : une forme jamais vue de destruction de l'homme se dessine que j'appelle désubjectivation de masse. " (Les enfants du texte. Etude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992) Face à cette situation, il ne nous reste qu'à entendre l'appel final de Gilbert Molinier : entrer en résistance. (Novembre 1999).
Voir : http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/page11.html
LA GESTION DES STOCKS LYCEENS[1]
Gilbert Molinier
Editions L'Harmattan, 1999.
L’école gère les flux d’élèves comme on gère des stocks de marchandises. Une sorte d’impérialisme pédagogique, soutenue par une psychologie animalière, tient lieu de clef universelle.
L’enseignement est déboulonné : l’animation remplace l’instruction ; la pédagogie, les savoirs ; les modules, les disciplines ; les contrôles, les exercices ; les évaluations de compétence, les examens ; les objectifs, les finalités de l’enseignement.
La logique des places, structurant toute institution, est bousculée. Des gestionnaires qui se prennent pour des chefs d’entreprise experts en pédagogie, des syndicalistes pour des gestionnaires, des parents, pour des superprofesseurs, des professeurs, pour des parents aimants et des élèves pour des enfants en mal d’amour créent une société incestueuse où règne la loi du poulailler.
Ainsi,
les jeunes générations sont-elles déboussolées et prêtes à devenir la
main-d’œuvre flexible des entreprises à l’âge de la mondialisation et les
soldats des guerres à venir. Cette gestion se solde par des dégâts psychiques
considérables. L’entreprise actuelle, dite de rénovation pédagogique, détruit
l’intelligence et l’imaginaire en gestation des jeunes en produisant chez eux
un interdit de penser. C’est ce dont l’auteur, Gilbert Molinier, professeur de
philosophie en classe terminale témoigne dans cet essai, réflexion critique
conduite de l’intérieur de l’Ecole à partir d’une expérience réelle.
[1] G.Molinier, La gestion des stocks lycéens. Idéologies, pratiques scolaires et interdit de penser, Paris, L’Harmattan, 1999, 227 pages.