REMARQUES SUR LA „MASSIFICATION DE L’ENSEIGNEMENT“

 

Paru dans Panoramiques

 

 

            La massification de l’enseignement, accompagnée des handicaps socioculturels sont donnés pour les symptomes et les causes de la crise actuelle de l’école comme des difficultés qu’elle rencontre dans son mouvement de modernisation. Ce sont les thèmes récurrents de la sociologie de l’éducation depuis plus de trente ans, eux-mêmes devenus les lieux communs des discours syndicaux comme des justifications des pratiques pédagogiques de nombreux enseignants. En même temps, la massification est devenue le thème récurrent à partir duquel sont élaborées les politiques scolaires, de gauche comme de droite ; elles se donnent l’air d’être bâties à partir des analyses savantes réalisées par des spécialistes de la sociologie et des sciences de l’éducation ; elles-mêmes sont devenues des sortes d‘évidences. Présentant ses Propositions pour la rénovation du lycée, Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports déclarait : „Le lycée ne s’adresse plus à une minorité mais à des jeunes de plus en plus nombreux et divers [...] ils sont aujourd’hui près de 80% [d’une classe d’âge à entrer au lycée !] Cette volonté des jeunes de prolonger leurs études secondaires est positive. Elle a été voulue et encouragée. La démocratisation du lycée s’est engagée.“[1]

Ce discours consensuel est un discours d’expert vulgarisé. Il institue les sociologues ingénieurs de la régulation sociale, les psychopédagogues techniciens du comportement, les uns et les autres contraignant les enseignants au silence sur l’exercice de leur métier... La sociologie devient pouvoir politique, la politique instance d’expertise, l’enseignement technologie de la didactique, la didactique maîtresse d‘enseignement... Chacun s’installe à la place de l’autre dans la plus grande confusion. Ce constat de la massification, comme cette théorie des handicaps socioculturels doivent être interrogés, soumis à la critique, au moins à trois niveaux : théorique, politique et pédagogique. Sur ces questions, on fera ici quelques remarques.

 

 

 

A propos de la massification de l’enseignement

 

Certes, l’accès massif d’enfants de pauvres à l’enseignement secondaire pose des problèmes nouveaux, tout simplement parce qu’il est tendantiellement plus difficile à un enfant de pauvres de s’approprier une culture scolaire ou classique qui lui est largement étrangère, c’est une question de distance. Ce constat est trivial, il ne mérite même pas une page de journal. Etait-il nécessaire de convoquer toute la science sociologique pour mesurer ce que chacun savait déjà ? Cette obsession de la mesure objectivante est, elle aussi, connue. Cela dit, par exemple, les rapports que les jeunes entretiennent avec la mort, avec le (son) désir... ne sont pas pas moins fait d’inquiétude chez les pauvres que chez les riches. Simplement, il est autrement difficile d’enseigner un savoir scolaire à un enfant de pauvres, parce qu’il doit tout apprendre, même ce que les autres savent déjà. A résultats égaux, sa performance est donc plus remarquable. Enseigner est alors une question de temps et de patience ; Kant faisait déjà cette remarque que „La lenteur n’est pas un défaut de l’entendement.“

Cependant, les échecs scolaires ne commencent pas à l’entrée au lycée mais dès les premières classes de l’école primaire, lors des apprentissages de la lecture, de l’écriture et des opérations arithmétiques élémentaires. On peut constater après-coup que les conditions à partir desquelles il est possible de recevoir un enseignement, notamment celle, contraignante de rester assis, n’ont pas été imposées dans les classes primaires. Ces échecs conduisent à d’autres échecs massifs cumulés au collège d’abord, puis au lycée. Aujourd’hui, l’école échoue là où elle avait remporté des succès. Qui peut sérieusement prétendre qu’il est si difficile à un enfant de pauvres de savoir lire, de savoir l’orthographe ou la grammaire élémentaires après cinq années passées à l’école primaire pour cette raison qu’il est enfant de pauvres ? Pourquoi un si grand nombre d’enfants entrant en sixième ne savent-ils pas encore lire ? Peut-être leur a-t-on appris à ne pas savoir lire ? Comment se fait-il que de si nombreux élèves de terminale ne puissent pas construire par écrit ou oralement une phrase simple et encore moins l’articuler logiquement avec une seconde ? On ne peut s’empêcher de poser la question : „Et si l’école avait pour objectif de fabriquer des ignorants“[2] ? Il faut dépasser le niveau de l’analyse sociologique et poser la question des finalités de l’école. Pour quoi les enfants de pauvres devraient-ils, ou non, savoir lire et écrire ?

Mais il y a plus. Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, ce n’est pas à une difficulté d’enseigner, mais bien à une impossibilité, impossibilité produite non par l’arrivée de nouveaux publics scolaires affectés de sortes de débilités, mais par les dernières réformes imposées par les derniers ministres de l’Education nationale. Il est impossible d’enseigner lorsque l’enseignement est vidé de son sens et de sa substance. Ainsi, par exemple, la massification est devenue le prétexte d‘allègements des programmes conduits au nom de la simplification pédagogique, mais ceux-ci ont des conséquences catastrophiques parce que les nouveaux programmes procèdent à des segmentations de savoirs qui brisent leurs fonctions structurantes et détruisent leurs contenus signifiants. N’introduisant pas de sens dans les apprentissages, ils ne peuvent pas être mémorisés. Des classes élémentaires jusqu’à la classe terminale, le psychisme de millions d’élèves reste comme une tabula rasa. En même temps, l’ensemble du procès d’apprentissage mis en place par des technocrates, vérouille de fait toute possibilité d’apprendre : tout y est pensé à partir de contrôles venant en lieu et place des exercices ; d’objectifs, venant en lieu et place des finalités... Il n’y a aucune ouverture là-dedans, aucun vertige, aucune humanité, on réalise ainsi un dressage, mais pas un apprentissage. Ces allègements de programmes sont déjà largement responsables des désastres psychiques dont des millions d’élèves sont les victimes innocentes. La lecture d’Homère est sans doute trop difficile pour les pauvres. Rendons aux pauvres la lecture plus facile en supprimant la lecture des classiques, l’orthographe, la grammaire, l’algèbre..., ainsi fonctionne la politique de la gauche plurielle. Mais comment peut-on espérer que des élèves puissent apprendre quelque chose lorsqu’on leur sert une espèce de bouillie indigeste encore nommée programme d’enseignement ? Il n’est pas très difficile de constater que cette théorie de la massification produit elle même l’effet qu’elle prétend déceler comme cause pour le combattre.

Des millions d‘élèves sont victimes d’une espèce de syndrome de la vache folle. Comme chacun sait, il est impossible d’élever des vaches, herbivores, en les nourrissant de farines animales, ou alors elles se vengent sans mesurer le danger de mort qui les menace. En matière d’agriculture, comme en matière de culture, on peut faire beaucoup, mais on ne peut pas tout faire et surtout pas n’importe quoi ! Il y a des lois de la nature comme il y a des lois de construction du subjectif. Il se passe exactement la même chose à l’école que dans les étables ou les lieux d’élevage en batterie. Pour leur part, les jeunes résistent en produisant toutes sortes de symptômes embêtants : fausses débilités, malformations symboliques, aboulie, psychoses artificielles, dyslexies fabriquées, asymbolisme verbal, instabilité de l’humeur, comportements addictifs, agitation...

            L’abandon militant de toute ambition culturelle sous couvert d‘action caritative conduit à la mise en place d’une politique de dressage et de contrôle social des pauvres vouée, elle aussi, à l’échec.Tous ces élèves, enfants de pauvres, sont pensés comme le colon pense les nègres : ils sont „en grande difficulté scolaire“, ne sont „pas conformes au modèle“ (Mais quel modèle ?), ne sont pas „pacifiés“ (sic !)... Ce sont les remarques que l’on peut lire le plus souvent dans les rapports officiels. La gauche, en bon samaritain, vient au secours des enfants du peuple pour les éduquer. Comment des élèves pourraient-ils apprendre lorsqu’on ne voit en eux que des sauvages, des jeunes à pacifier ? Cette façon de vouloir faire le bien, dont nous, enseignants, connaissons si bien la rengaine – „Tout pour le bien des élèves !“, „Tout dans l’intérêt des élèves!“ -„Plaçons l’élève au centre de l’enseignement!“-, ne ressemble-t-elle pas à l’aide humanitaire accordée par le FMI ou la Banque mondiale aux pays qui, du coup, restent en voie de développement quand ils ne courent pas à la catastrophe et à la ruine ! L’école est devenue une sorte de mère aimante, trop aimante, elle écrase la jeunesse des élèves dès l‘enfance. Comment, dans ces conditions, peut-on espérer qu’ils nous fassent confiance, condition nécessaire à réaliser pour qu’ils puissent commencer à s’installer dans la position d‘apprendre ?

Dans ces conditions, plus de dix années après la mise en place des réformes des collèges et des lycées, des questions sévères méritent d‘être posées. Qui sont donc ces chercheurs qui travaillent directement ou indirectement pour le ministère de l’Education nationale, sinon des esclaves de luxe chargés de faire avaler les politiques ministérielles en leur donnant une sorte d‘estampille scientifique ? Comment pourraient-ils mieux aider les enseignants sinon en réfléchissant sur leur statut de chercheur, leur fonction politique d’intellectuel et la pertinence scientifique de leur recherches ? Que sont ces Sciences, la sociologie de l’éducation, les sciences de l’éducation qui prétendent s’ériger en maîtresses d’éducation et d‘enseignement ? Voila des dizaines d’années que des chercheurs, embrigadés dans des commissions, et payés pour cela, produisent des centaines de rapports aussi creux les uns que les autres[3] et la situation de l’école est de plus en plus catastrophique. On en vient à se demander s’ils ne porteraient pas quelque responsabilité dans cet échec programmé ?

La sociologie de l’éducation n’est-elle pas prisonnière d’une tenace illusion d’optique ? Croyant atteindre un objet lorsqu’elle prétend l’observer, elle rencontre bien quelque chose mais elle est incapable de voir qu’elle ne rencontre qu’elle-même, objet insaisissable et inaperçu de son observation. Ne sachant que se livrer à des exercices comptables, elle ne peut faire autrement que de voir la société comme un bétail indéfiniment comptabilisable. Elle (se) regarde dans un miroir comme Narcisse, sans pouvoir vraiment (se) reconnaître. Il est alors remarquable qu’elle ne voit, dans l’autre-elle-même, que son propre défaut, son propre handicap culturel.

            Prétendre que le problème de l’école, c’est la massification, me semble extravagant. Celle-ci n’explique rien du tout, elle n’est qu’un pitoyable bricolage conceptuel, témoignage de la sociologie comme „intégrisme de la culture ultra-moderne“. La massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, culture misérable au goût de hamburger, culture abrutissante chargée de produire des abrutis ? La sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves[4]. Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Même Zbigniew Brzezinski s’étonne, et il sait de quoi il parle, de l’emprise mondiale de la „culture“ américaine sur les jeunes ! Dans Le grand échiquier, il écrit : „Quoique l’on pense de ses qualités esthétiques, la culture de masse américaine exerce, sur la jeunesse en particulier, une séduction irrésistible. Malgré l’hédonisme superficiel et les styles de vie stéréotypés qu’elle vante, son attrait n’en demeure pas moins irréfutable.“[5]

            Pourquoi continuer à accorder ce privilège exorbitant aux analyses sociologiques au mépris de l’analyse politique[6], juridique[7], voire même anthropologique[8] ? Va-t-on encore faire longtemps la censure sur les transformations institutionnelles qui ont ravagé l’école ces dernières années ? Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les effets produits par les nouvelles formes d’encadrement des personnels de l’éducation nationale comme de celles de la gestion des stocks lycéens ? Peut-on sérieusement traiter des difficultés de l’école sans dire un mot sur l’introduction, dans les établissements scolaires, des méthodes de gestion managériales[9] en vogue dans les entreprises privées ou publiques ? La destruction des cadres institutionnels de l’école, constitués de structures organisées-organisatrices, de formes formées-formatrices, est largement responsables de l’instabilité des élèves comme des enseignants... C’est ce qu’on nomme „rénovation pédagogique“, entreprise de bousillage de l’intelligence des élèves, qui installe enseignants et élèves dans des difficultés inextricables. Dans ces conditions, peut-on sérieusement traiter des rapports enseignants/enseignés en n’ayant rien d’autre à proposer que de baisser les effectifs ou des moyens supplémentaires ou en venant en aide aux élèves en (grande) difficulté ? Non pas que ces revendications soient sans intérêt, au contraire, mais une classe est autre chose qu’une... niche écologique. On aborde la question scolaire comme Konrad Lorenz observait les oies cendrées, c’est de la psychologie animale. On examine les rapports enseignants/enseignés en les déconnectant des cadres institutionnels dans lesquels ils s’inscrivent. Ces rapports sont pensés d’une façon purement abstraite. On a alors l’exposé d’un point de vue étriqué, fait du même bois que celui qui consiste à réduire les difficultés de l’hôpital au rapport soignant/soigné.

 

 

            A propos des « handicaps socioculturels »

 

            La notion de handicaps socioculturels est elle-même peu claire. Le handicap, quelle que soit sa nature, est devenu principe d’explication universel (voir la loi de 1975 sur les handicapés, espèce de monstrueux fourre-tout relevant d’une tradition hygiéniste, où se retrouvent rangés pêle-mêle, quelques six millions de Français, aveugles, IMC, débiles légers, accidentés du travail...). Elle vise à ôter à chacun sa citoyenneté et ses droits de citoyen, pour le conduire dans les bras de l’assistance, „cette notion de handicap est en passe de devenir extensive, [...] aux fins de fabriquer des populations adaptées aux exigences modernes de la soumission.“[10]. En outre, ce terme n’explique rien du tout, il se fonde finalement sur une conception substantialiste de l’intelligence rendant compte, au moyen d’une causalité courte, fabriquée sur une sorte de réductionnisme sociologique, de phénomènes d’une tout autre nature et d’une tout autre complexité.

            Le fait d’être pauvre est-il un handicap ? Voilà une étrange définition... de la pauvreté. On sous un modèle médical ce qui ressort du champ politique ou économique. J’ai cru jusqu’ici qu’il pense s’agissait d’une condition sociale. J’ai cru aussi et continue de croire que seule la lutte permet aux pauvres de survivre un peu moins mal, pauvre mais fier. Mais cette science débile à laquelle les experts s’accrochent comme un bigot à son missel a su s’élever jusqu’au niveau du concept : les pauvres sont des handicapés. La pauvreté : „une maladie incurable“ comme dit Lucien de Rubempré. Est-ce que, a contrario, la richesse est une qualité... expression moderne d’un point de vue de classe ? On voit la manipulation : si la pauvreté est pensée comme un handicap, une tare sociale, alors, réciproquement, la richesse matérielle sera pensée comme le résultat de l’exercice de ses propres talents, dons de nature, la preuve de sa réussite personnelle. Cette théorie n’est qu’une couverture visant à rassurer les riches et à déculpabiliser les pauvres.

            Cette théorie, sa vulgarisation, ont des effets pédagogiques absolument catastrophiques. Elles renforcent les élèves dont les parents sont pauvres dans les jugements négatifs qu’ils portent déjà, à la fois sur eux-mêmes et sur leurs parents. Comment peut-on soi-même apprendre sans un minimum d’estime de soi ? Comment peut-on aimer ses parents si l’on pense d’eux que ce sont des ratés ? Comment peut-on enseigner à des élèves si l’on pense aussi que ce sont des ratés ? Nous leur donnons, sans même nous en rendre compte, ce qui n’est pas une excuse, bien au contraire, des armes redoutables. Ils peuvent toujours faire valoir, et ils ne s’en privent pas, que nous-mêmes disons d’eux qu’ils sont des ratés. Cette théorie réalise exactement le contraire de ce qu’elle prétend faire : elle légitime et construit scientifiquement tous les refus d’apprendre.

            On en vient sérieusement à se demander si les experts ont déjà rencontré un enfant ou un jeune en proie aux douleurs et aux doutes devant les difficultés d’apprendre. Ces phénomènes sont-ils bien connus ? Rien n’est moins sûr. A mon sens, malgré tout ce que prétend une science au statut plus qu’incertain, la psychologie, il n’est à aucun moment question d’intelligence dans les processus d’acquisition des connaissances à l’école. L’intelligence joue, en psychologie, le même rôle que le phlogistique en chimie. La difficulté d’apprendre se joue à l’endroit où se noue le double rapport du savoir et du pouvoir d’un côté, et de l’amour de soi à l’amour de l’autre, celui requis pour apprendre, de l’autre côté. On ne peut apprendre sans une bonne dose d’estime de soi, sans avoir quelque chose qui est de l’ordre de la croyance religieuse (de la reconnaissance) d’être aimé ; cet amour a ici (à l’école) valeur et fonction de respect. Comment des jeunes à qui une certaine Science dit par avance qu’ils sont handicapés peuvent-ils s‘estimer, voire même oser s’estimer suffisamment pour apprendre ? Ainsi, Siham, élève de terminale STT, à propos d’une difficulté qu’elle rencontrait, me dit : „Que voulez-vous, monsieur, nous sommes limitées.“ Siham est tombée dans le piège des services comptables de la sociologie. Que dit Siham sinon ceci : voilà des siècles qu’on lui dit qu’elle est enfant de pauvres et donc qu’elle est sotte. Elle pense qu’elle est bête parce que ses parents sont pauvres, et que ses parents sont pauvres parce qu’ils sont bêtes, et ceci depuis des générations. Et comme cela ne suffisait pas, les sciences de l’éducation apportent la caution de la science à ce qui n’est qu’un ragot destiné à rassurer les riches sur leur propre valeur.

            Dans le procès d’apprendre, on joue son être, son identité. Devenir un autre pour être soi-même ? Est-il si simple de vivre cette contradiction Ce qu’il y a d’effrayant dans l’exercice d’apprendre, c’est qu’apprendre engage une position subjective dans le monde, une confrontation à soi-même, donc d’abord à l’autre, chacun doit vivre une espèce de situation paradoxale où il faut faire mieux que soi-même pour devenir soi-même. Apprendre, c’est prendre le risque de s’installer en permanence en dehors de soi. Est-il si simple de s’installer dans le vertige ? „Je ne suis pas maître du cours intérieur des choses, du tour qu’elles vont prendre. Penser, pour l’homme, c’est toujours tomber... comme tomber, je veux dire : impossible de se rattraper, il faut aller jusqu’au bout de la chute, de l’enchaînement des idées, à la conclusion, au fond de l’abîme, on ne peut pas couper court.„[11] Mais, lorsqu’on apprend on joue aussi sa place Comment des hommes à qui l’on dit depuis des siècles : „Reste à ta place !“, pourraient-ils envisager simplement, sans souffrances, sans doutes et sans inquiétudes de devenir autres que ce qu’ils croient être ? Chacun sait ce que ce „Reste à ta place!“ signifie : cette place est celle du rien, du „moins que rien“ ou du „vaut rien“?

            Siham reste à „sa“ place. On lui a dit tant de fois qu’elle ne peut pas comprendre. Cela la rassure. Elle ne comprend pas avant même d’avoir essayé de comprendre : elle a gagné d’avance, elle s’économise l’effort de comprendre ; elle a perdu d’avance, elle traverse sa scolarité comme un voyageur sans bagages. Tout ce qui pourrait dégommer ou entamer ses préjugés est refusé par avance d’un poli mais ferme : „Monsieur, je ne comprends pas!“ Siham est une jeune fille très intelligente, mais lorsque je le lui fais remarquer, elle fuit et croit seulement que je cherche à la séduire. Alors, elle bavarde, c’est sa façon de se protéger. Pour ne pas être engagée, située dans le monde des adultes, elle bavarde... sans fin. Elle vient là, ponctuelle, fait régulièrement les exercices qu’on lui propose pour peu qu’ils ne soient pas des exercices, mais des contrôles comme on dit aujourd’hui, elle s’y soumet passivement et les accepte comme tests détestés, redoutés et souhaités en même temps, parce qu’ils n’exigent aucune présence véritable, ils n’engagent en rien et à rien.

            On joue enfin son rapport à la souffrance, à la joie, au plaisir et à la jouissance. Chacun sait, par devers soi, qu’apprendre est un effet qui vient après-coup, le plus souvent à son insu, Siham le sait aussi. C’est toujours une question de temps : „Die Zeit zum Begreifen.“ („Le temps pour comprendre.“) dit Freud. Ce qui reste vraiment de l‘apprentissage scolaire vient toujours après, plus tard. Ce que Siham a cru apprendre, elle l’oubliera vite, le jour même, cela n’a aucun intérêt. Les techniciens de la didactique l’assurent du contraire : on apprend comme on achète et vend une marchandise, immédiatement, dans l’instant, sans phrase. Ils ignorent les mystères de l’échange verbal et réduisent l’assimilation de connaissances par un sujet à l’assimilation du bol alimentaire par un canard. Ils veulent tout mesurer comme des arpenteurs : calibrer les exercices, mesurer l’intelligence, maîtriser les jeunes, gérer les flux scolaires, contrôler les comportements, produire des réactions... Alors Siham fait semblant d’apprendre ; elle ne comprend, en réalité, que ce qu’elle sait déjà parce qu‘on ne lui apprend que ce qu’elle sait déjà : elle n’apprend rien. Elle n’a probablement jamais connu la souffrance d’apprendre, elle n’a probablement jamais connu la joie qui lui succède parfois. Pourquoi Siham refuse-t-elle de penser, sinon parce qu’elle refuse la souffrance attachée à tout apprentissage véritable, mais surtout parce qu’on lui refuse la souffrance d‘apprendre ? Siham ne souffre pas, elle s’ennuie.

            En réalité, elle nous explique exactement le contraire de ce qu’elle dit : la principale difficulté dans laquelle elle se trouve tient justement dans le fait qu’elle ne rencontre aucune limite qui la bride, aucun interdit qui la retienne de tomber dans le gouffre, aucun cadre institutionnel dans lequel elle puisse s’inscrire, aucun cadre rituel qui donne sens à ce qu’elle apprend.

 

 

            Questions

 

Les phénomènes qui parasitent l’enseignement n’ont pas grand chose à voir avec la massification, sinon de façon anecdotique. L’impossibilité d’enseigner n’a vraiment pas grand chose à voir avec des supposés déficits intellectuels. En réalité, ces pseudo-théories contribuent à fabriquer de faux déficits intellectuels. Il faudra bien sortir de ces analyses de supermarché qui scrutent avec un vrai mépris de classe sombrant dans le racisme la massification et ses effets. Elles placent de fait les élèves en position d’échec programmé. Le seul véritable point de départ d’une analyse des transformations de l’école ne peut être que celui-ci, si l’on se réfère à une tradition qui court de Marx à Durkheim : l’école fabrique les hommes dont l’industrie a besoin[12].

Comment penser la modernisation de l’école sans penser en même temps la modernisation des villes ? Au cæur des villes se sont installés les nouveaux symboles de nouvelles religions sécularisées, les magasins de fringues et les banques. Le diable est argent ; l’église et la mairie n’y ont plus leur place. Comment penser l’école sans penser en même temps la modernisation des entreprises ? Au cæur de l’entreprise règnent les nouveaux principes d’organisation et le profit ; le travail n’y a plus aucune dignité et n’en procure aucune. Comment penser l’école sans penser en même temps la place de la culture et des intellectuels ? Elle est devenue marchandise, ils sont devenus vendables et jetables. Comment penser la modernisation de l’école sans penser la décomposition de la langue et son instrumentalisation, sa réduction au communicationnel ? On vend des idées comme on vend des voitures. Comment penser la modernisation de l’école sans penser en même temps la marchandisation du corps ? D’abord via des activités sportives à haut rendement financier, ensuite via des activités de représentations d’un corps morcelé éminnement vendable ? Comment penser la modernisation de l’école sans penser en même temps la débâcle de la famille et la disparition de la succession et de l’ordre des générations ? Comment penser la modernisation de l’école sans penser en même temps la réduction de toute chose à sa valeur argent ? Ainsi, que devient la valeur savoir si sa valeur ne s’exprime qu’en valeur argent[13] ? Comment penser la modernisation de l’école sans penser en même temps la transformation historique du sujet en individu enfermé dans son narcissisme ?... Nous arrivons dans un monde nouveau ; celui-ci fabrique des hommes nouveaux. A cette entreprise, l‘ecole verse son écot.

 

 

Gilbert Molinier, Professeur de philosophie

Lycée Auguste Blanqui, Saint-Ouen

auteur de La gestion des stocks lycéens, L’Harmattan, 1999, 227p.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]. L. Jospin, « Propositions pour la rénovation du lycée », Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, mai 1991, Direction de l’Information et de la Communication.

[2]. J.-C. Michéa, L’apprentisage de l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1999.

[3]. Liliane Lurçat, La destruction de l’école élémentaire et ses penseurs, Paris, François-Xavier de Guibert, 1998.

[4]. M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, Tel, 1994, traduction d’Eliane Kauholz. Voir notamment « La production industrielle de biens culturels, Raison et mystification des masses ».

[5]. Z. Brzezinski, Le grand échiquier, L’Amérique et le reste du monde, Paris, Hachette, Pluriels, 2000, p.51.

[6]. G. De Sélys, N. Hirtt, Tableau noir, Résister à la privatisation de l’enseignement, Bruxelles, EPO, 1999.

[7]. P. Legendre, Les enfants du Texte, Etude sur la fonction parentale des Etats Leçons VI, Paris, Fayard, 1992.

[8]. P. Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Etude sur le principe généalogique en Occident, Leçons IV, Paris, Fayard, 1996.

[9]. J.-P. Le Goff, La barbarie douce, La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999.

[10]. P. Legendre, Les enfants du Texte, Etude sur la fonction parentale des Etats, ouvr. cit., 1992, p.92-93.

[11] . L. Aragon, La mise à mort, Paris, Gallimard, Folio, 1983, p.461.

[12]. Gilbert Molinier, La gestion des stocks lycéens, Idéologies, pratiques scolaires et interdit de penser, Paris, L’Harmattan, 1999.

[13]. Platon, Apologie de Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, 19