Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

2, rue Rebeval 75 019 Paris

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Paris, le 27 novembre 2003

 

Monsieur Stéphane Durand-Souffland

Chroniqueur judiciaire au Figaro

 

 

 

 

 

Cher Monsieur,

 

Je vous remercie pour les informations que vous m’avez fournies sur la façon dont vous envisagiez votre métier de journaliste, chroniqueur judiciaire au Figaro en regard des informations que je vous avais envoyées sur les activités professionnelles de Monsieur Patrick Stéfanini, Conseiller d’Etat, condamné en première instance par le tribunal correctionnel de Nanterre à 12 mois de prison avec sursis dans l’affaire dite des emplois fictifs de la mairie de Paris. J’ai envoyé ces informations à de nombreux journalistes de la presse écrite et audiovisuelle. Il semblerait, sauf erreur ou inattention de ma part, qu’aucun de vos confrères n’y accorde l’importance qu’elles méritent. Permettez-moi de poser quelques questions.

 

Par exemple, il semblerait que, sans doute pressé par l’urgence, vous n’ayez pas eu le temps de lire ces informations. En effet, vous me conseilliez d’« écrire à Monsieur Denoix de Saint-Marc pour lui faire part de [mes] intéressantes et légitimes considérations. » alors que je vous avais mis en copie le courrier que je lui ai envoyé (http://www.molinier.org/T_DIV/CE_suite/VPStefa.htm). Vos confrères les ont-ils lu ? Si non, alors qu’en est-il de cette qualité de tout journaliste de recueillir des informations, de procéder à des investigations, de vérifier ses sources ?

 

Par exemple, vous faisant part de mon étonnement que, comme vous, aucun journaliste n’ait mentionné la qualité de Monsieur Patrick Stéfanini, Conseiller d’Etat, vous écrivez : « Je me sens moins seul. » Et pourtant, à l’audience, chaque accusé commence par décliner son identité, nom, âge et profession. Est-ce effet d’une surdité consensuelle qu’aucune oreille ne se soit dressée ? Cependant, les mêmes, à l’unisson, ont rappelé qu’un des trois juges était une femme de 45 ans, ancienne avocate. Pourquoi ? Quel effet cherchiez-vous atteindre collectivement ? Ce tous ensemble n’est-il pas remarquable ? Qu’en est-il alors du jugement critique du journaliste ? De sa compétence professionnelle à distinguer l’essentiel du futile ? Tout semble se passer comme si l’essentiel du travail du journaliste consistait à rester dans le cadre étroit d’un conformisme médiocre, comme s’il existait des titres de journaux dont les contenus seraient indéfiniment et à loisir interchangeables, comme si, de fait, le pluralisme n’était plus qu’un vain mot. Pensez-vous parfois à la solitude de l’auteur de J’accuse, alors journaliste à L’Aurore ?

 

Par exemple, j’indiquais que Monsieur Patrick Stéfanini, Conseiller d’Etat, continuait de siéger à la Haute Assemblée alors qu’il était mis en examen. Vous avez alors considéré cet élément comme « détail biographique », en invoquant votre « spécialité » de chroniqueur judiciaire du pénal. Avez-vous alors transmis ces informations spécialisées à votre confrère spécialiste ? Dans cette affaire, comment distinguer le spécifiquement juridique du spécifiquement politique ? Journaliste spécialisé dans les affaires pénales, n’êtes-vous pas lié, de fait, comme tous vos confrères, à la question de la justice, qui ne se sépare pas.

En l’espèce, il y va de la fonction même du juge. Le Vice-Président de la Haute Assemblée, Monsieur Denoix de Saint-Marc, écrivait récemment : « L’impartialité impose [au juge] de ne pas prendre parti publiquement ; son rôle dans le règlement des litiges nécessite qu’il apparaisse comme un sage… ». Qu’il soit un sage ne doit-il être qu’une apparence ? Le rôle du journaliste ne consiste-t-il pas, aussi, à aller au-delà des apparences, à creuser les apparences ?

 

Par exemple, vous écriviez également que « le sort des prévenus après le jugement ne m’importe guère ». Il semble pourtant que le sort d’un des prévenus, Monsieur Alain Juppé, n’intéresse pas seulement les chroniqueurs judiciaires, mais la France entière. Il semble même que ce soit la seule question politique présente, comme si le destin de la France était en question.

Cela ne vaut-il pas pour un juge et de sa faculté de juger en toute sérénité ? C’est même au nom de la sérénité du jugement que Monsieur Patrick Stéfanini déclarait récemment « Que les faits dénoncés par la présidente du tribunal soient avérés ou non, avez-vous déclaré, il nous est loisible de nous demander si la sérénité qui est la condition de l’équité a présidé au délibéré (C’est moi qui souligne, G.M.)». Monsieur Patrick Stéfanini continue-t-il de siéger dans les formations de jugement au Conseil d’Etat ? Si le jugement était confirmé en appel, pourrait-il, devrait-il continuer de siéger au Conseil d’Etat ? Pourrait-il même rester membre du Conseil d’Etat ? Il y va, non pas, comme vous le dites, de « l’image du Conseil d’Etat », mais de sa fonction de haute juridiction administrative et de la crédibilité de ces jugements. Si Monsieur Patrick Stéfanini, dans ces conditions, restait membre du Conseil d’Etat, ne serait-ce pas alors comme une ombre portée sur l’ensemble de la juridiction administrative ? Considérez-vous ces questions comme indignes d’intérêt ? N’est-il pas du devoir des journalistes de s’en enquérir auprès du Vice-Président du Conseil d’Etat et d’en informer les citoyens ?

 

Dès lors que le Président de la République constituait sa propre commission d’enquête, passant, comme le déclarait Monsieur Dominique Rousseau, au-dessus de la Constitution : «Dans l'Etat de droit, on ne crée pas du fait du prince une institution hors de celles prévues», n’était-il pas possible, ne serait-ce qu’à titre de question, de signaler la difficulté pour Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat, de juger l’un de ses pairs Conseiller d’Etat ?

 

Faut-il lire la presse étrangère pour trouver de réelles remarques critiques ? A propos de l’affaire Juppé, La Neue Zürcher Zeitung (4 février, p. 3) définit les valeurs républicaines dans un article d’Andres Wysling intitulé « Un coup contre la domination chiraquienne » :  « Le jugement contre Juppé touche avec lui toute une classe de politiciens professionnels et de hauts fonctionnaires français, la classe des soi-disant énarques. Les diplômés de l'école nationale d’administration et d’autres grandes écoles constitue une société largement fermée qui dispose dans la politique et l’économie de la France d’une influence déterminante, d’une influence néfaste selon certains critiques. Il manque apparemment dans ce biotope, où tout le monde connaît tout le monde, de temps en temps des contrôles et des bilans qui régulent l’utilisation du pouvoir et empêche les abus dans ce domaine. Le tribunal a rappelé aux énarques explicitement les « valeurs de la république et du service public. »

 

 Il me vient cette phrase de Nietzsche solidement attaché à sa solitude : «Le journalisme croit remplir sa tâche et il l’accomplit conformément à sa nature, c’est-à-dire, comme son nom l’indique, comme une tâche de journalier. »

 

 

Veuillez agréer l’expression de mes meilleurs sentiments.

Gilbert Molinier