Gilbert Molinier

Justiciable, contribuable

Lecteur du Figaro

 

A l’attention de monsieur

Stéphane Durand-Souffland,

chroniqueur judiciaire au Figaro

 

Cher monsieur,

 

A mes interrogations du 22 janvier 2004 concernant le destin professionnel au Conseil d’Etat de M. Patrick Stéfanini après sa condamnation en première instance à 12 mois de prison avec sursis, vous répondiez aussitôt, et vous fûtes le seul[1] : « Les membres du conseil d’Etat ne sont ni élus au suffrage universel ni exposés publiquement comme des membres du gouvernement. C’est sans doute la raison pour laquelle M. Stéfanini ne juge pas opportun de démissionner. »

Sur mon insistance, vous invoquiez votre spécialité en ces termes : « D’autres journalistes ‘couvrent’ l’actualité du Conseil d’Etat : c’est à eux de s’interroger sur l’avenir de M. Stéfanini au sein de cette honorable institution. »

Quelques jours plus tard, vous ironisiez : « La biographie de Patrick Stéfanini […] ne m’intéresse que moyennement. […] Comme vous le notez vous-même, aucun de mes confrères ne s’est attardé sur l’interrogatoire d’identité de M. Stéfanini : je me sens moins seul… J’ignore par ailleurs s’il est marié, bien qu’il l’ait certainement indiqué au tribunal ; en tout cas, je ne connais pas son épouse, s’il en a une, et je vous avoue que je m’en trouve fort bien.»

 

Depuis le 23 septembre, vous pouvez vous ôter un doute. Ce jour-là, Le Monde informe ses lecteurs de la démission de « … Michel Roussin […] du Conseil d’Etat, où il avait été nommé ‘en service extraordinaire’ le 14 janvier par le président de la République ». Il précise la cause du retrait du conseiller d’Etat en citant un extrait de la lettre que celui-ci a adressé au vice-président du Conseil d’Etat, M. Renaud Denoix de Saint-Marc : ce retrait allègue du souci de « ‘préserver l’institution des effets de sa mise en cause dans plusieurs affaires judiciaires. Mes questions restent et prennent un nouveau visage.

 

1 N’avez-vous pas manqué un scoop, marotte des journalistes ? Je me suis posé la question suivante : N’avez-vous pas, rétrospectivement, alors que Le Figaro change de propriétaire, l’impression amère d’avoir raté une occasion qui ne se représentera peut-être pas de si tôt ?, ou bien, au contraire, aurez-vous des marges d’expression plus larges ? Nous le saurons bientôt, puisque le jugement d’appel est programmé pour la fin de l’année… Et vos confrères, même s’ils conservent, pour l’instant, le même propriétaire…

 

2 Avez-vous vraiment cru à l’explication électorale que vous m’avez donnée alors ? Elle ne tient plus. Ne pourrait-on envisager une autre explication, plus plausible, plus consistante ?

 

3 Comment expliquer qu’aucun de vos confrères spécialisés dans l’actualité du Conseil d’Etat, même la belle inconnue du Monde, ne s’interroge sur la présence en son sein, d’un juge condamné dans un procès non pas civil, mais correctionnel ? Ce n’est pas un plombier, que diable ! Une telle unanimité entre confrères laisse pensif. On ne retrouve un tel unanimisme ni dans les discussions entre physiciens, ni entre les chimistes, ni même entre les mathématiciens. Il y a donc un problème réel. N’y a-t-il pas matière à interroger la morale juridique ? N’y a-t-il pas matière à interroger la morale journalistique ? Un jugement du TGI (Paris, 31 août 1973) rappelait : « Il appartient aux journalistes professionnels de porter à la connaissance du public tout événement qui leur paraît présenter quelque intérêt. »  Ce que rappelle ce jugement, c’est tout simplement un principe, principe à valeur constitutionnelle, celui  de la liberté d’expression. On peut alors, en général comme en particulier, en qualité de lecteur de la presse écrite, interroger ceux qui nous informent, et leur demander des comptes sur ce qui pourrait apparaître comme un manquement au devoir d’information d’un public curieux. 

 

4 Maintenant, si l’on s’en tient à la lettre du jugement du TGI, une seule question se pose : celle de l’intérêt. Vous affirmez que votre intérêt est moyen. Soit. Mais cela me paraît discutable pour plusieurs raisons et je souhaite qu’il soit possible d’en discuter.

Par exemple, le lecteur de la presse écrite  pourrait estimer qu’il est extrêmement intéressant d’obtenir de la presse une exposition objective de faits. Un journaliste a-t-il le droit de le maintenir dans l’ignorance ? N’a-t-il pas devoir d’information ?

Par exemple encore, lorsque le doyen Serge Guinchard, éminent juriste parmi les juristes, écrit (Procédure pénale, Litec, 2002, p. 52) : « Les juges doivent aussi être moralement irréprochables… », cela ne vaut-il que pour les juges du pénal ?  La question n’est-elle, elle aussi, que de moyen intérêt ?

Le lecteur que je suis n’a-t-il pas le droit de savoir comment l’Etat dépense ses contributions ? En l’occurrence, l’Etat entretient un juge qui rencontre de sérieuses difficultés avec la justice. En tant que journaliste, a-t-on  le droit de le taire ? Ceci est, me semble-t-il, du plus haut intérêt.

 

5 Vous invoquez votre préférence pour l’agglutination confraternelle, comme vos confrères, dont la position est de toute évidence très proche de celle du pingouin sur la banquise par temps de blizzard. Mais j’ai envie de poser la question : « Dans ces conditions, comment apprécier la solitude du journaliste Emile Zola dans l’affaire Dreyfus ? »

 

6 Les juges du Conseil d’Etat qui aiment à se présenter comme un « corps souverain de conseillers agrégés en une unique et majestueuse pensée ne varietur » (Bruno Latour, La fabrique du droit, La Découverte, 2002, p.25)  n’ont-ils pas parfois l’impression d’avoir une verrue sur le nez ? Quelques-uns ne vivent-ils pas le désespoir de Kovaliov ? Alors, n’y a-t-il pas quelque chose à gratter ? Quelque investigation à tenter ? Quelques questions à oser ?

 

 

 

Gilbert Molinier

 

 

 



[1] Afin d’ôter tout malentendu possible, sachez que j’ai envoyé ces courriers interrogateurs début janvier et encore aujourd’hui à plusieurs de vos confrères. Jusqu’ici, vous êtes le seul à avoir eu la courtoisie de répondre, et de répondre immédiatement. Je sais aussi que vous l’avez fait par conscience professionnelle. Vous devez me laisser la liberté d’être en désaccord avec le contenu de vos réponses.