Gilbert Molinier

professeur de philosophie

2, rue Rebeval 75 019 Paris

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e-mail : moliniergilbert@noos.fr

 

 

 

Paris, le 05 décembre 2003

 

A Monsieur le Professeur

Monsieur Bruno Latour

 

 

 

Cher Monsieur,

 

Je vous remercie pour votre mot de réponse. Vous écriviez : « J’ai été grandement amusé par votre délicate ironie. La connivence est le danger de ceux qui abandonnent la tradition critique. Je reconnais le danger mais je ne crois pas du tout y avoir cédé, en tout cas certainement moins que ceux qui sont en litige avec le Conseil lui-même. » Pardonnez-moi d’y répondre si tardivement, mais elle est à maints égards si déconcertante qu’elle décourage toute bonne volonté. Elle révèle cruellement à quel point notre époque, non seulement a abandonné tout effort critique, mais aussi toute forme d’esprit. Non seulement vous ne tenez aucun compte de ce que j’argumente, mais vous faites comme si vous n’aviez rien écrit. Votre réponse est celle d’un petit enfant pris en faute. Vous croyez nous aider à lever la tête pour regarder les plafonds du Palais-Royal mais vous nous emmenez de force dans une cour de récréation de petites maternelles.

 

J’avais pourtant essayé de montrer qu’on ne pouvait nullement inscrire votre enquête ethnologique à l’intérieur du Conseil d’Etat dans une tradition critique. En ses meilleurs moments, et il y en a, elle reste une étude empirique. A l’âge de la modernité et de l’innovation à tout va, la tradition est devenue suspecte. Quant à la critique, du temps où elle existait encore, elle s’appliquait à placer le nœud de la contradiction au bon endroit.

 

L’affaire que je vous ai présentée – ayant valeur fractale (B.L., p.274) - montre de toute évidence que ce nœud – lieu du litige - se situe à l’intérieur même du Conseil d’Etat, et ce, du point de vue même du Vice-Président du Conseil d’Etat, M. Renaud Denoix de Saint-Marc. Celui-ci écrivait récemment : « L’impartialité impose [au juge] de ne pas prendre parti publiquement ; son rôle dans le règlement des litiges nécessite qu’il apparaisse comme un sage… » (Billet de La lettre de la justice administrative, n° 1, octobre 2003). Propos salutaires. Il m’a fallu à peine une année pour « mesurer le poids anthropologique de cette personne morale à laquelle les commissaires du gouvernement s’adressent si solennellement. » (p.25) et comprendre les raisons de la « la faveur incontestable du Conseil d’Etat pour une certaine obscurité. » (p.55).

 

Indélicate ironie du sort, j’apprends aujourd’hui qu’un des juges de la formation contentieuse siégeant pour cette affaire, un Conseiller d’Etat, Monsieur Patrick Stéfanini, sans doute emporté par le « tourbillon de la vie politique… » était mis en examen pour prise illégale d’intérêt depuis juin 2000 (J.O. n° 276 du 27 novembre 2002 p. 19 538) dans une affaire dite « des emplois fictifs du RPR ». Le requérant se perd en conjectures. On peut lire dans la presse :

 

Le Figaro du samedi 11 octobre rapporte que « Le procureur de Nanterre a prononcé hier son réquisitoire au procès des emplois fictifs du RPR. Voici les peines qu’il a réclamé : […] Patrick Stéfanini (directeur de cabinet d’Alain Juppé au RPR : trois mois avec sursis. […] Des amendes non déterminées ont été demandées pour l’ensemble des prévenus. »

 

Le Monde daté du 09 octobre 2003 titre : « La double vie de Patrick Stéfanini » et rappelle que « rémunéré en qualité d’inspecteur par la ville de Paris de 19891 à 1995 », il semble « être d’un calibre supérieur ».

 

Tous les journaux semblent s’accorder sur la nature de la défense présentée par le juge au Conseil d’Etat. Dans sa livraison du 09 octobre 2003, Libération écrit que le « haut fonctionnaire [a livré] une bonne copie de l’ENA [qui] doit d’abord convaincre. ». Le Nouvel Observateur écrit : « Patrick Stéfanini, 50 ans, énarque bon teint, a réponse à tout et en trois points comme au grand oral de Sciences-Po, [il] s’est employé, avec aplomb, à convaincre, sans pour autant être crédible, que ses quatre années passées à l’inspection de la ville de Paris n’ont pas été un emploi fictif. » ». L’Humanité du 11 octobre 2003 écrit : « Patrick Stéfanini, poursuivi pour ‘recel de prise illégale d’intérêts’ […] s’avance à la barre du tribunal de Nanterre, chacun reconnaît en lui le style d’Alain Juppé. Même raideur, même aplomb, même arrogance. ».

 

N’est-ce pas une singulière illustration de la formule de Régis Debray que vous citez : « le Conseil d’Etat est un lieu d’excellence » ? N’est-ce pas un accroc fait à ce que vous appelez vous-même le « fragile désintéressement » des juristes ? Mais aucun journaliste n’élève son intention critique, même réduite à une fonction de simple honnêteté intellectuelle d’information du public jusqu’à cet endroit où l’on apprendrait que le prévenu Patrick Stéfanini est en même temps juge au Conseil d’Etat et, qui plus est, continuait de juger alors qu’il était lui-même mis en examen. N’aurait-il pas été plus « vertueux » (p.123), d’autant qu’il s’agissait de juger en matière de bonne conduite, que le Conseiller d’Etat, Monsieur Patrick Stéfanini, se place de lui-même en position de disponibilité, ne serait-ce que le temps de l’instruction, ou bien, pour reprendre votre formule poétique, qu’il se refuse quelques temps de « vivre au Palais-Royal comme sur une vaste plate-forme d’envol ou d’atterrissage » ? Vous aussi, n’y trouvez rien à redire. C’est dire à quel point l’autocensure est devenu le mode de penser dominant.

 

En lisant votre livre, on peut poser la question : « Est-ce par malice ou par professionnalisme que le Président de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, Monsieur Daniel Labetoulle, ‘ personnage considérable’, avait choisi le juge Patrick Stéfanini pour siéger en formation de contentieux le 09 octobre 2002 pour tordre le cou à une requête interrogeant, du point de vue du droit administratif, la bonne conduite ? » Gageons que, en toute indépendance, vous auriez expliqué patiemment au lecteur qu’il s’agissait d’utiliser l’« inépuisable réservoir d’expériences dans lequel, au cours du jugement comme du conseil, les membres du Corps piochent pour se former une opinion, convaincre leurs collègues ou éduquer les commis du gouvernement aux devoirs de la bonne administration. » (p.131). Nous dirons donc que le juge Patrick Stéfanini fut choisi pour des raisons pédagogiques eu égard à sa constance en matière de bonne conduite, afin, comme vous l’écrivez, d’éclairer ses jeunes collègues : « Loin d’affaiblir l’objectivité ou la vertu de juge et de conseiller, c’est ce mouvement de systole et de diastole, ce turn-over, qui fait, d’après les membres du Conseil, la principale qualité de leur institution. » (p.123).

 

Etait-il l’exception parmi ceux qui, « épuisés par les aléas de la vie publique, les duretés du monde des affaires […] souhaitent retrouver l’atmosphère feutrée, l’absence de chefs et la charge moins stressante du Conseil. » (p.123). Sera-t-il « Un de ceux qui, ayant pu « bénéficier de l’excitation des cabinets, […] du feu roulant des élections… » […] revient prendre sa place dans le travail immuable qui assure la pérennité de l’Etat et de ses missions. » (p.129).

 

Comme vous, mais pour d’autres raisons, j’ai regretté que votre livre n’ait pas obtenu le succès qu’il méritait. Paru il y a trente ou quarante ans, votre enquête aurait très probablement été louée unanimement, et à juste titre, pour ses grandes qualités littéraires. Elle aurait probablement reçu les éloges de tous les positivistes, elle aurait sans doute été louée par quelques thuriféraires en mal de poste au Conseil d’Etat ; d’autres critiques, plus proches des traditions critiques, auraient sans douté jugé sévèrement les présupposés épistémologiques de ce que vous appelez « objectivité du droit » ; d’autres, ethnologues, auraient été agacé par votre timidité à conclure vos analyses, vos façons d’être là sans y être vraiment ; d’autres encore, auraient interrogé vos audacieuses esquives ; je suis même presque sûr qu’un psychanalyste aurait osé vous mettre à mal en mettant à nu quelque chose de sacrément névrotique à l’ancienne dans votre façon de poser vos godasses dans l’enceinte… Mais au moins auriez-vous pu avoir la joie méritée qu’on parle de votre ouvrage et de vous dans les cercles savants. Votre narcissisme y eût trouvé son compte ; votre travail, sa récompense méritée. Au lieu de cela qui fut comme ce fut, vous n’accordez pas plus qu’un sourire amer aux remarques de quelqu’un qui a vraiment fait l’effort de vous lire. C’est vraiment dommage.

 

Votre livre a cette qualité de montrer d’une façon abstraite, comment pourrait fonctionner le Conseil d’Etat si l’objectivité du droit avait une quelconque consistance. Comme vous et comme le Vice-Président du Conseil d’Etat, mais en un autre sens, j’en viens à « regretter que la justice administrative soit trop méconnue de nos concitoyens, alors que sa contribution au débat public est fondamentale… »

 

Avec mes meilleurs sentiments.

 

Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

 

P.S. : Pour votre information, cette lettre sera rendue publique.