Le code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire ne comporte aucun caractère réglementaire

La circulaire par laquelle le ministre de l’Education nationale a précisé les conditions d'intervention des entreprises en milieu scolaire n'a pas ajouté à l'état du droit et le recours contre ce texte n'est pas recevable.

 

ACTE NON REGLEMENTAIRE - Circulaire

PROCEDURE CONTENTIEUSE - Recours pour excès de pouvoir

ENSEIGNEMENT - Enseignement secondaire - Neutralité

Conseil d'Etat, 6 novembre 2002

M. Sauron, rapp. - M. Bachelier, c. du g.

M. Molinier - no 234271

 

ARRÊT

Considérant que M. Molinier conteste ta légalité de la circulaire du 5 avril 2001 du ministre de l'Education nationale intitulée « code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire » en tant qu'elle comporte les paragraphes 11-3 relatif aux encarts publicitaires dans les plaquettes de présentation des établissements de l'enseignement secondaire, Il-4 relatif à l'interdiction de la publicité sur les distributeurs automatiques de boissons ou d'alimentation, 111-2-2 relatif à l'utilisation de documents pédagogiques élaborés par une entreprise et 111-5 relatif au partenariat pour l'usage de produits multimédias;

Considérant que, hors le cas des bulletins officiels des ministères, les administrations peuvent insérer, dans leurs publications, des mes­sages publicitaires, lorsque cette insertion peut être regardée comme répondant à un intérêt public ou comme le complément ou le prolon­gement de l'activité de service public que constitue l'information des fonctionnaires et des administrés, sous réserve que le message publi­citaire soit en rapport avec la publication en cause; que, par suite, en indiquant, dans le passage du paragraphe 11-3, critiqué par M. Molinier, que pouvaient être admises, dans les diverses brochures de présentation élaborées par les établissements de l'enseignement secondaire, des publicités relatives à des activités parascolaires ou, s'agissant des établissements de l'enseignement professionnel, des encarts relatifs aux entreprises qui accueillent en stage les élèves et en précisant que les messages doivent alors «mettre l'accent sur le rôle que joue l'entreprise dans la formation des élèves», le ministre s'est borné à rappeler la règle de droit applicable à ce type de document ;

Considérant que le passage contesté du paragraphe 11-4 de la circulaire, qui énonce que les appareils de distribution automatique de

boissons ou d'aliments installés dans les établissements scolaires ne doivent pas servir, en eux-mêmes, de supports publicitaires, tout en relevant que la marque des produits proposés dans ces appareils peut être visible, se borne à adresser des recommandations permettant d'assurer le respect du droit en tenant compte des caractéristiques propres à ces appareils ;

Considérant qu'en demandant aux enseignants, dans le paragraphe 111-2-2 de sa circulaire, de veiller à la qualité pédagogique des docu­ments qu'une entreprise peut, dans le cadre d'«actions de partena­riat », être amenée à remettre aux élèves tout en admettant que l'en­treprise puisse, dans ce cas, faire apparaître discrètement sa marque sur ces documents, le ministre de l'Education n'a pas davantage ajouté à l'état du droit ;

Considérant, enfin, d'une part, que les termes du paragraphe 111-5 de la circulaire attaquée, selon lesquels «la consultation de sites Internet privés ou l'utilisation de cédéroms qui comportent des messages publicitaires ne saurait être regardée comme une atteinte au principe de neutralité», n'ont d'autre portée que de constater que cette consultation ne relève pas de règles différentes de celles qui régissent la consultation, en classe, de publications de la presse écrite pouvant comporter des publicités ; que, d'autre part, les autres dispositions du même paragraphe contiennent seulement des recommandations, tendant à ce que, lors de l'utilisation de produits multimédia, «en ligne» ou «hors ligne», par les établissements scolaires, le temps d'affichage des publicités éventuellement présentées soit limité et que les messages publicitaires aient un lien avec l'objet pédagogique du site ou avec une activité culturelle ou un événement lié au monde éducatif ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de statuer sur l'intérêt à agir de M. Molinier, que les passages contestés par celui-ci de la circulaire du 5 avril 200l ne contiennent, par eux-mêmes, aucune disposition réglementaire susceptible d'être discutée par la voie du recours pour excès de pouvoir; que sa requête n'est, par suite, pas recevable ;

Décide:

Art. ler : La requête de M. Molinier est rejetée.

 

NOTE

Si le principe de neutralité est l'un des principes fondamentaux du service public, il a une importance particulière dans le domaine de l'enseignement, où il s'impose tant aux autorités administratives, qu'aux personnels enseignants et aux élèves. Il est d'ailleurs rappelé expressément par l’article L. 511-2 du code de l'éducation nationale même si c’est à l'occasion de l'affirmation de la liberté d'information) -,et d'expression des lycéens et des collégiens. Jusqu'à présent toutefois, la question s'est surtout posée, récemment dans l'affaire des foulards islamiques, sur le terrain de la liberté d'expression et d'information politique ou religieuse (CE avis 27 novembre 1989, n' 346893). La neutralité du service publie est d'abord perçue en ce sens surtout s'agissant de l'enseignement, où elle apparaît l'une des expressions de la laïcité.

Mais la neutralité, telle qu'elle a été définie par le juge, comporte une signification plus large et doit également s'entendre


au sens de la neutralité commerciale. L’enseignement doit être protégé des influences économiques qui seraient trop marquées (CE 26 mai 1997, Ponthus). C'est en cela que l'arrêt du Conseil d'Etat du 6 novembre 2002, M. Molinier, est intéressant : il pose le problème de la conciliation entre la neutralité du service public et l'ouverture des activités scolaires aux activités économiques et professionnelles.

Afin d'assurer le respect par les entreprises présentes en milieu scolaire de certaines règles que l'on pourrait qualifier de déontologiques, le ministre de l'Education nationale a publié une circulaire du 5 avril 2001 intitulée «circulaire de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire». Elle fut adressée aux recteurs et aux inspecteurs d'académie ainsi qu'aux directeurs des services départementaux de l'éducation nationale dans le but de rappeler aux établissements quelles étaient les précautions qu'ils devaient prendre dans leurs relations avec le monde économique pour respecter le principe de neutralité. M. Molinier contestait la légalité de certaines des dispositions de la circulaire ouvrant la possibilité pour les entreprises d'insérer des messages publicitaires au motif qu'elles seraient de nature réglementaire et méconnaîtraient le principe de neutralité.

Appliquant la jurisprudence Notre-Dame du Kreisker de 1954, le Conseil d'Etat considère que la circulaire ne peut être discutée par la voie du recours pour excès de pouvoir car elle n'a qu'un caractère interprétatif. A cette occasion, il apporte de précieuses clarifications sur l'état du droit dans le domaine des relations entre le milieu scolaire et le monde économique.

L'objet de la circulaire: concilier neutralité du service public et interventions économiques en milieu scolaire

L’enseignement ne peut plus être - s'il l'a jamais été - une bulle coupée du monde professionnel et l'une des préoccupations les plus marquées de ces dernières années a été de renforcer les liens entre les établissements et les entreprises afin de favoriser à la fois une meilleure formation professionnelle et la bonne insertion des élèves et étudiants dans la vie économique. Par ailleurs, il est constant que la publicité apporte des ressources accessoires non négligeables au monde de l'éducation (guides scolaires, par exemple). Ces deux objectifs ne sont pas illégitimes, loin de là. Le problème vient de ce qu'il convient de les concilier avec le principe de la neutralité de l'enseignement: il existe un risque de laisser le commerce envahir l'activité scolaire, voire de l'orienter au détriment de son bon fonctionnement. Certains abus récents et quelques exemples étrangers montrent que celui-ci n'est pas illusoire. L’équilibre entre ces deux exigences est difficile à respecter et l'intérêt de la circulaire attaquée et de l'arrêt du Conseil d'Etat en confirmant la légalité est d'en rappeler les termes.

1 - La première question posée était de savoir si la circulaire pouvait admettre la présence d'encarts publicitaires sur les plaquettes de présentation des établissements scolaires décrivant les formations ainsi que des publicités relatives à des activités parascolaires ou concernant des entreprises qui accueillent des stagiaires. Cette question du financement de la documentation administrative a fait l'objet d'un avis du Conseil d'Etat (CE 19 décembre 1987, Rapport du Conseil d’Etat 1988, EDCE n° 39, p. 249) qui considère que la publicité est incompatible avec les bulletins officiels des administrations mais l'admet pour les autres publications sous réserve du respect du principe de la liberté du commerce et de l'industrie. En effet, en l'hypothèse, ce principe vient se conjuguer avec la règle de neutralité pour encadrer les activités que l'administration peut déployer pour se procurer des recettes publicitaires. Le commissaire du gouvernement Gilles Bachelier considérait que l'on se trouvait ici devant l'une des hypothèses où les collectivités publiques peuvent avoir des activités de type industriel et commercial relevant de l'initiative privée en ce sens qu'elles répondent à un intérêt public en constituant le prolongement de l'activité de service publie. C'est cette solution que retient le Conseil d'Etat qui estime que les publications des établissements peuvent contenir des publicités relatives à des activités parascolaires, dès lors qu'elles présentent un intérêt suffisant pour le service public de l'éducation nationale et ses usagers. Cette réponse ne résout pas entièrement le problème car la question se posera souvent d'analyser le lien entre la publicité autorisée et le service. S'il n'y a guère de doute pour des activités culturelles et sportives qui ont un caractère périscolaire évident, en est-il de même pour des publicités relatives à la vente de matériel informatique, à la diffusion de livres voire d'articles de sport ? Le lien avec le service public est-il suffisamment direct ? Le service rendu aux usagers par l'information fournie sur ces activités permet-il de la considérer comme le prolongement du service public ? On voit bien que, dans la pratique, il sera difficile de trier le bon grain de l'ivraie.

2 - La question se présente plus simplement pour ce qui est de l'installation dans l'enceinte scolaire d'un distributeur automatique de boissons ou d'alimentation et des publicités qui y sont apposées. On sait, tout d'abord, que l'installation d'activités commerciales dans les locaux affectés à un service public est considérée comme compatible avec la liberté du commerce et de l'industrie, dès lors qu'elles présentent un intérêt pour les usagers et contribuent à améliorer la qualité du service public. Il en est ainsi pour une station service dans un parking public (CE 18 décembre 1959, Delansonne, Lebon p. 692) ou d'une librairie dans des locaux universitaires (CE 10 mai 1996, SARL La Roustane et Université de Provence, Lebon p. 168, concl. R. Schwartz; AJDA 1996, p. 553). La présence de distributeurs de boissons dans les établissements scolaires entre dans cette hypothèse. La question devenait alors de savoir si ces distributeurs pouvaient servir de support à des publicités sans porter atteinte au principe de neutralité. La réponse du Conseil d'Etat est claire. Le distributeur de boisson ne peut pas être en lui-même un support publicitaire. Par contre, comme le souligne le commissaire du gouvernement Gilles Bachelier, dans ses conclusions, la mention des marques des produits distribués «est à l'évidence indispensable pour permettre aux utilisateurs de pouvoir choisir leurs boissons ou leurs friandises».

3 ‑ Le troisième apport de l'arrêt concerne les atteintes à la neutralité qui peuvent résulter de mentions publicitaires dans le matériel pédagogique mis à la disposition des usagers. S'il paraît évident qu'il serait illégal de faire composer des étu­diants sur des copies d'examens estampillées Coca Cola, il est non moins certain que l'on ne peut empêcher un éditeur de manuels scolaires ou universitaires de faire connaître ses autres ouvrages ou produits éditoriaux. La question est toute-


fois renouvelée par le recours croissant à l'information numé­rique et la place considérable de la publicité sur les sites qui peuvent être consultés par les usagers du service public de l'enseignement. On peut tous les jours constater que ces publicités n'ont souvent qu'un lien ténu avec l'enseignement mais la nature de ces produits et de leur vecteur technique est telle que, tant la circulaire que J'arrêt ne peuvent que s'incliner devant la réalité des choses en considérant que la «consultation de sites Internet privés ou l'utilisation de cédéroms qui comportent des messages publicitaires ne saurait être regardée comme une atteinte au principe de neutralité».

 

La nature de la circulaire

Outre les précisions que l'on peut en retirer quant à la manière de concilier le principe de neutralité avec le développement de la publicité dans la sphère éducative et du partenariat avec les entreprises, l'arrêt Molinier mérite quelques observations portant sur la nature du contrôle du juge sur les circulaires.

On sait que depuis l'arrêt Notre-Dame du Kreisker (CE 29 janvier 1954, Lebon p. 64; AJDA 1954, Il bis, p. 5) le Conseil d'Etat opère entre les circulaires la distinction sui­vante. Soit la circulaire se borne à interpréter les textes en vigueur; elle est alors seulement interprétative et ne fait pas grief Soit elle fixe des règles nouvelles et elle a, dans cette mesure, un caractère réglementaire: les administrés sont alors recevables à déférer au juge de l'excès de pouvoir les dispositions correspondantes, et le juge examine leur légalité de la même façon que s'il s'agissait d'un texte réglementaire.

En outre, pour les circulaires interprétatives, la jurisprudence (CE 15 mai 1987, Ordre des avocats à la cour de Paris, Lebon p. 175 ; RFDA 1988, p. 145, concl. J. Marimbert) a approfondi le contrôle du juge en recherchant, derrière l'interprétation, les règles qui auraient pu être ajoutées aux textes interprétés.

En décidant que la circulaire n' 2001-53 du 28 mars 2001 «s'est bornée à rappeler la règle de droit applicable à ce type de document» ou encore que «le ministre de l'Education n'a pas ajouté à l'état du droit», le Conseil d'Etat applique en l'espèce sa jurisprudence traditionnelle. Il arrive à cette conclusion au terme d'un examen au fond de la circulaire après avoir comparé le contenu de la circulaire et l'état du droit applicable. En l'espèce la précision avec laquelle la circulaire organisait les relations entre l'entreprise et le milieu scolaire permettait légitimement de s'interroger sur sa nature. La circulaire apporte en effet de nombreuses précisions nouvelles sur les moyens d'exercer le service public, alors que les règles qu'elle rappelle ou applique se bornent à l'énoncé de principes, celui de la neutralité du service public et celui de la liberté du commerce et de l'industrie. C'est donc en considérant que la circulaire se contente de mettre en oeuvre les orientations données tant par l'avis du Conseil d'Etat pré­cité du 19 septembre 1987 que par la jurisprudence administrative que le juge administratif arrive à cette conclusion (v. pour une telle méthode d'analyse du contenu des circulaires CE Ass. 30 juin 2000, Association Choisir la vie et autres, AJDA 2000, p. 729, concl. S. Boissard).

On notera enfin que l'arrêt est antérieur de quelques semaines à l'arrêt Mme Duvignères (CE 18 décembre 2002, AJDA 2003, p. 487, chron. Donnat et Casas) dont on sait qu'il abandonne la distinction entre circulaires interprétatives et circulaires réglementaires pour retenir un nouveau critère de recevabilité du recours pour excès de pouvoir résidant dans le caractère impératif ou non de la circulaire. En effet, si celle-ci est l'une des manifestations du pouvoir hiérarchique de l'autorité administrative, elle peut laisser aux destinataires une plus ou moins grande liberté d'appréciation. Or, l'accroissement des marges d'appréciation est l'une des tendances de l'administration contemporaine, allant de pair avec les progrès de la décentra­lisation mais plus encore de la déconcentration. Cela se traduit notamment par la multiplication des textes par lesquels l'administration centrale, renonçant à l'énoncé de normes précises, leur substitue l'énoncé de « bonnes pratiques» ou des recommandations qui laissent aux services concernés un pouvoir d'appréciation de plus en plus étendu. Tel était le cas en l'espèce: la circulaire dénommée de manière significative «code de bonne conduite» se bornait, pour l'essentiel, à des recommandations invitant par exemple les chefs de service «à veiller à la qualité pédagogique des documents produits», etc. En application du critère dégagé par la jurisprudence Mme Duvignères aurait donc conduit à la même solution que celle qu'a retenu le Conseil d'Etat en l'espèce sur la base de la jurisprudence Notre-Dame de Kreisker.

Laurence Jégouzo-Viénot

Maître de conférences à l'université Paris I