Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

Adresse administrative :

Lycée Auguste Blanqui

B.P. : 196

54, rue Charles Schmidt

93 Saint-Ouen Cedex

 

Adresse personnelle :

2, rue Rebeval 75 019 Paris

 

Lettre recommandée avec accusé de réception

N. : 8765 6325 5FR

 

Paris, le 25 avril 2003

A Monsieur le Greffier de la

Cour européenne des Droits de l’Homme

Conseil de l’Europe

F – 67 075 Strasbourg Cedex

 

 

 

 

Monsieur le Greffier,

 

J’ai déposé devant le Conseil d’Etat français une requête enregistrée le 28 mai 2001 sous le numéro 234271 (Pièce jointe n°1). Cette requête tendait à l’annulation de la circulaire ministérielle n° 2001- 053 du 28 mars 2001, publiée dans le Bulletin officiel de l’Education nationale n° 14 du 05 avril 2001, signée Monsieur Jacques-Henri Stahl, Directeur des affaires juridiques de Monsieur le ministre de l’Education nationale et Maître des requêtes au Conseil d’Etat (Pièce jointe n°2). Cette circulaire me semblait contenir des dispositions réglementaires doublement incompatibles avec la Constitution française :

-         d’une part, elle laisse le respect de la Constitution française, particulièrement en son article 2, à l’appréciation d’une catégorie de fonctionnaires français placés sous l’autorité du ministre, créant ainsi abusivement une inégalité entre citoyens constitutive d’une lésion évidente d’un droit de caractère civil ou à connotation civile ;

-         d’autre part, elle détermine les conditions d’infraction au principe de neutralité scolaire corollairement garanti par le principe de laïcité affirmé par la Constitution française en son article 2.

 

Instruite dans des conditions de relative rapidité, cette requête a été jugée en audience publique le 09 octobre 2002. Lecture publique du jugement concluant au rejet a été faite le 6 novembre 2002 (Pièce jointe n°3). Or, aucun de ces deux points n’a été examiné, ni dans les conclusions présentées oralement par Monsieur le commissaire du gouvernement (Pièce jointe n° 4), ni dans l’arrêt du Conseil d’Etat (Pièce jointe n°3).

 

Or, tant dans la phase d’instruction que dans la phase de jugement, il m’est apparu que le tribunal constitué par le Conseil d’Etat français n’offre aucune des garanties d’impartialité compatible avec le premier alinéa de l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme ratifiée par la France par la loi du 31 décembre 1973. C’est la raison pour laquelle j’ai l’honneur de saisir votre Cour aux fins de condamnation de la France.

 

Le droit administratif français ne méconnaît pas l’exigence d’impartialité de la juridiction administrative. L’article 312-5 du code de justice administrative dispose : « Lorsque le président d’un tribunal administratif saisi d’un litige relevant de sa compétence constate qu’un des membres du tribunal est en cause ou estime qu’il existe une autre raison objective de mettre en cause l’impartialité d’un tribunal, il transmet le dossier au président de la section du contentieux du Conseil d’Etat qui en attribue le jugement à la juridiction qu’il désigne. » (C’est moi qui souligne, G.M.). Il en est de même pour le président d’une cour administrative d’appel. (article 322-3).

 

Cependant, le code reste muet sur le cas où le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat constaterait ou estimerait qu’il existerait une raison objective de mettre en cause l’impartialité d’une formation contentieuse dudit Conseil : ce cas semble même inconcevable. Or il se conçoit fort bien. Il est même inhérent à la fonction duelle du Conseil d’Etat.

 

Selon une formule consacrée, celui-ci est, en effet, « juge et conseil de l’administration ». En l’occurrence, les fonctions de conseil et celles de juges ne sont plus du tout séparées, elles sont organiquement liées. En fait, il est donc possible que le Conseil d’Etat soit amené à juger ses propres conseils passés sous forme d’ordonnances, décrets ou circulaires. Les mêmes, une première fois conseillers ayant rendu un avis, peuvent, une seconde fois avoir à décider sur cet avis en qualité de juges. Cette absence de stricte séparation entre les fonctions de conseil et de juge à l’intérieur d’une même juridiction constitue un flagrant cas de manquement à l’exigence d’impartialité de ladite juridiction.

 

Ce défaut constitutionnel n’a pas échappé à votre Cour dans le cas du Conseil d’Etat luxembourgeois puisque, ayant constaté que quatre membres sur cinq de ce Conseil d’Etat avaient donné un avis sur une affaire qu’ils avaient eu ensuite à connaître en qualité de juges, vous avez condamné le Luxembourg pour violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Arrêt Procola du 31 août 1995).

 

Alors, cette condamnation a pu être perçue comme avertissement donné à la France quant à l’impartialité constitutionnelle de son propre Conseil d’Etat. La valeur de ce jugement n’a pas échappé à Monsieur Jean-Claude Bonichot, commissaire du gouvernement désigné pour conclure dans l’affaire de la requête - Syndicat des avocats de France contre le Garde des Sceaux (05 avril 1996). Prenant en compte les conclusions de votre arrêt, Monsieur Bonichot s’exprime en ces termes : « [...] il ne faut pas s’imaginer qu’il soit critiquable [et qu’] on voit mal, en effet, dans un cas de figure de ce type, comment la Cour de Strasbourg aurait pu juger autrement qu’elle ne l’a fait. ». Tout à fait opportunément, il ajoute: « Bien sûr l’on voit se profiler, derrière, la question du Conseil d’Etat français lui-même. Mais d’abord, la question de la dualité des attributions du Conseil d’Etat sera de toute façon, à un moment ou à un autre, posée à la Cour de Strasbourg. Ensuite, il ne faut pas craindre qu’elle le soit. »

 

Pourquoi ne pas le craindre ? Face à cette question, Monsieur Bonichot ne présente que des arguments d’autorité ; ainsi, il argue du « poids considérable » du Conseil d’Etat, de son « mode de fonctionnement profondément ancré dans la tradition française [qui] donne des résultats que, dans beaucoup de pays, on cherche à atteindre », d’autant que, selon lui, « il n’est jamais venu sérieusement à l’esprit de mettre en cause son impartialité ou même l’apparence de son impartialité. » (C’est moi qui souligne, G.M.). Monsieur Bonichot semble faire peu de cas du passé du Conseil d’Etat, par exemple, de ce fait que les historiens de cette institution ont appelé « L’épuration de 1879 », comme il a préjugé d’appréciations qui devaient être formulées presque aussitôt, en 1996.

 

Mais il convient surtout de retenir l’idée d’apparente d’impartialité. Monsieur le commissaire du gouvernement Bonichot cite devant la formation de jugement du Conseil d’Etat l’intégralité du paragraphe 45 de votre arrêt Procola contre le Luxembourg, dont la conclusion indique sans ambiguïté qu’« un simple doute, aussi peu justifié soit-il, [sur l’impartialité structurelle de la juridiction en cause] suffit à altérer l’impartialité du tribunal en question [En l’occurrence, le Conseil d’Etat luxembourgeois]. Et il rappelle « la formule à laquelle votre Cour est très attachée : ‘Justice must not only to be done ; it must also be seen to done.’ », que l’on peut traduire ainsi : « La justice ne doit pas seulement être rendue ; il faut aussi qu’il soit donné à voir qu’elle est rendue ». Cette formule indique bien que, avant même de connaître le raisonnement des juges dans son détail, le justiciable doit avoir, dès le premier regard, le sentiment ou la conviction que la justice est effectivement rendue.

 

C’est au nom de ce principe, dont Monsieur le commissaire du gouvernement Bonichot n’avait peut-être pas mesuré la portée lorsqu’il l’énonçait en avril 1996, que vous avez condamné la France, le 07 juin 2001, pour violation de l’article 6-1 du fait de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement (Kress contre France, requête n° 39594/98). Il vous a semblé que « [...] la sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice justifiait l’importance croissante attribuée aux apparences » et que  voir le commissaire du gouvernement « se retirer avec les juges de la formation de jugement afin d’assister au délibéré dans la chambre du conseil » (§ 81) était contraire à « l’intérêt supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur l’issue du délibéré » (§85).

 

Ma requête devant votre Cour repose exactement sur ce seul moyen, également qualifié de « théorie des apparences ».

 

Il suffira, en effet, pour s’en convaincre de  voir qui est, pour Monsieur le ministre de l’Education nationale et par délégation, le signataire de la circulaire incriminée : rien de moins que Monsieur le directeur des affaires juridiques du ministère, Monsieur Jacques-Henri Stahl, (Pièce jointe n°2). Or, le Journal officiel du 1er juillet 2000 informant de la nomination de Monsieur Jacques-Henri Stahl dans cette fonction précise qu’il est maître des requêtes au Conseil d’Etat (Pièce jointe n° 5). Sa notice au Who’s who, rédigée par ses soins, mentionne qu’il est commissaire du gouvernement près les formations de jugement du Conseil d’Etat depuis 1996 (Pièce jointe n°6). Actuellement Conseiller technique au Secrétariat général du Gouvernement, il n’en figure pas moins avec son titre de maître des requêtes au Conseil d’Etat (Pièce jointe n°7). Savant juriste, Monsieur Jacques-Henri Stahl a écrit en collaboration avec Monsieur Jean Massot et Monsieur Olivier Fouquet, tous deux membres éminents du Conseil d’Etat, un livre intitulé Le Conseil d’Etat, juge de cassation, ouvrage préfacé par Monsieur le Vice-Président du même Conseil d’Etat, Monsieur Denoix de Saint-Marc (Paris, Editions Berger-Levrault, 1998, cinquième édition, 2001). On ne compte plus les articles écrits et publiés de Monsieur Jacques-Henri Stahl avec tel ou tel de ses collègues de la haute Assemblée.

 

Il apparaît alors avec la plus entière évidence qu’une requête dirigée contre une circulaire signée de la main de Monsieur Jacques-Henri Stahl et présentée devant le Conseil d’Etat revient à demander à ce que Monsieur Jacques-Henri Stahl soit jugé par ses collègues.  Il est non moins évident que cette situation extraordinaire est entièrement contraire aux plus élémentaires garanties d’impartialité structurelle.

 

Je n’ai pas attendu, pour le faire remarquer, que ma requête vienne en audience. C’est pourquoi, dès le 14 novembre 2001, j’ai saisi Monsieur le Vice-Président de la Section du Contentieux du Conseil d’Etat (Pièce jointe n° 8) puis, en l’absence de réponse, le 21 janvier 2002, Madame le Garde des Sceaux (Pièce jointe n° 9). La réponse faite alors par Monsieur le Secrétaire général du Conseil d’Etat (Pièce jointe n° 10) me parut si déconcertante que j’ai fait part de mes étonnements à Monsieur le Garde des Sceaux (Pièce jointe n° 11).

 

L’instruction terminée, de nouvelles difficultés surgirent. Il me fut impossible de connaître les noms du commissaire du gouvernement et des juges qui examinaient l’affaire, sinon avec un retard préjudiciable (Pièces jointes n° 12 et 12 bis), si bien que j’ai fait part de ma surprise à Monsieur le Vice-Président de la Section du Contentieux du Conseil d’Etat (Pièce jointe n° 13).

 

Je n’ai donc jamais et en aucun cas reçu la moindre garantie visible préalable que la formation de jugement qui examinerait ma requête serait structurellement impartiale. Or, depuis, il est apparu une circonstance encore aggravante. J’ai mentionné plus haut la contribution de Monsieur Jacques-Henri Stahl à l’édition 2003 du Code administratif publié chez Dalloz. Ainsi que l’atteste la date de dépôt légal, ce Code administratif a été mis dans le commerce en octobre 2002 ( Pièce jointe n° 14 et 14 bis), c’est-à-dire exactement le mois où ma requête est venue en audience et un mois avant la lecture du jugement.

 

Or, il se trouve que cette édition comporte une préface de Monsieur Daniel Labetoulle, Président de la section du contentieux du Conseil d’Etat. Singulière préface se concluant par un vibrant éloge adressé à Monsieur... Jacques-Henri Stahl, « mon jeune collègue et ami [...] qui s’est affirmé très tôt au Conseil d’Etat comme l’un des meilleurs juristes de sa génération, qui a le sens et le goût de tout le droit qui tourne autour de la fonction juridictionnelle et qui a brillamment tenu la plume du futur ‘Code de justice administrative’ » (Pièce jointe n° 15).

 

Nous admettrons que cet éloge soit mérité, laisserons de côté l’évidente discourtoisie faite à l’encontre de Madame Pascale Fombeur, coauteur des rubriques Conflit et Contentieux administratif du savant ouvrage. Il n’en reste pas moins vrai qu’il existe une recommandation publique des mérites de Monsieur Jacques-Henri Stahl, qu’il est aussi public que les membres du Conseil d’Etat ne peuvent l’ignorer. Dans ces circonstances où il est désigné comme l’auteur de référence en matière de droit administratif, ses juges eux-mêmes apparaissent comme ses élèves.

 

Mais il y a plus encore. D’après l’article R. 611-20 du code de justice administrative, « le président de la section du contentieux répartit les affaires entre les sous-sections. » C’est donc le même Monsieur Daniel Labetoulle qui a choisi la formation chargée d’instruire la requête dirigée contre son « jeune collègue et ami » et c’est la même formation qui a eu à se prononcer sur la légalité de la circulaire du « jeune collègue et ami » à la plume aussi brillante que celle de son maître publiant à la face du monde qu’il était « un des meilleurs juristes de sa génération ». Et ce, dans des conditions qu’a récemment pu décrire en ces termes Monsieur Bruno Latour dans son ouvrage La fabrique du droit, Une ethnographie du Conseil d’Etat, (Paris, La Découverte, 2002, p.104.) : « […] les affaires de section ou d’Assemblée [sont] soigneusement revues par le président du Contentieux. Ce personnage considérable, en contact continuel avec les présidents de sous-section, tisse, en dehors des séances, un réseau informel d’avis et de suggestions, de conseils et de coups de pouce, accélérant ou ralentissant un dossier en fonction de son caractère plus ou moins épineux ».

 

Comment alors, dans ces conditions, ne pas voir quelques difficultés ? Si la circulaire incriminée avait été condamnée pour défaut de légalité, le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat n’en aurait-il pas perdu la face ? Afin que le « jeune collègue et ami » pût conserver sa réputation de « meilleur juriste de sa génération », ne convenait-il pas de rejeter cette requête ? Afin que le président de la section du contentieux puisse conserver sa réputation de distinguer en toute chose ce qui convient le mieux ( le meilleur juriste, la meilleure formation d’instruction, le meilleur jugement...) ne convenait-il pas objectivement que ma requête fût rejetée par la formation qu’il avait choisie pour l’instruire et la juger ?

 

Alors que ma requête était en cours d’instruction, j’ai progressivement acquis la conviction, notamment alors que j’ai reçu la réponse du secrétariat général du Conseil d’Etat et comme en témoigne ma lettre transmise à madame le Garde des Sceaux, que les conditions structurelles d’impartialité objective de la haute juridiction n’étaient, en l’occurrence, nullement garanties. Ce n’est donc pas sans un certain découragement dû au sentiment de participer à un jeu où les cartes avaient été distribuées par avance que j’ai assisté à une audience où l’on fit comme si on examinait ma requête.

 

En conséquence, j’ai l’honneur de requérir devant votre Cour la condamnation de la France pour violation de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

 

Gilbert Molinier