Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

Adresse administrative :

Lycée Auguste Blanqui

B.P. : 196

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93 Saint-Ouen Cedex

 

Adresse personnelle :

2, rue Rebeval 75 019 Paris

 

Lettre recommandée avec accusé de réception

N. : 7635 6014 7FR

 

Requête N° 13896/03

MOLINIER c. France

Paris, le 15 décembre 2003

A Messieurs les juges de la

Cour européenne des Droits de l’Homme

Conseil de l’Europe

F 67 075 Strasbourg Cedex

 

Messieurs les juges,

 

J’ai déposé devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme un recours contre la France. Ce recours a été enregistré le 19 mai 2003 sous le numéro 13896/03. J’y fais valoir devant votre très haute juridiction que la requête n ° 234271 que j’avais déposée devant le Conseil d’Etat français a été instruite et jugée en infraction à l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

 

Conformément à l’article L. 10 du code français de justice administrative, le jugement qui m’a été communiqué mentionne les noms des juges de la formation contentieuse. On peut lire parmi ceux-ci le nom de M. Patrick Stéfanini (Pièce jointe n° 1). Or, ce même nom est apparu dans la presse à l’occasion d’un procès le mettant en cause en même temps qu'une personnalité politique française de premier plan, M. Alain Juppé, dont M. Patrick Stéfanini a été chargé de mission puis directeur du cabinet (1991-1995), directeur-adjoint du cabinet (1995-1996) puis conseiller (1996-1997), M. Juppé étant Premier ministre. M. Patrick Stéfanini comparaissait, avec d'autres, devant le tribunal correctionnel de Nanterre pour présomption de recel de prise illégale d’intérêt dans l’affaire dite des « emplois fictifs » de la ville de Paris.

 

Votre très haute juridiction voudra bien trouver ci-joint des extraits de la presse française relatifs à M. Patrick Stéfanini :

 

Le Figaro du samedi 11 octobre rapporte que « Le procureur de Nanterre a prononcé hier son réquisitoire au procès des emplois fictifs du RPR. Voici les peines qu’il a réclamé : […] Patrick Stéfanini (directeur de cabinet d’Alain Juppé au RPR : trois mois avec sursis. […] Des amendes non déterminées ont été demandées pour l’ensemble des prévenus. » (Pièce jointe n°2)

 

Le Monde daté du 09 octobre 2003 titre : « La double vie de Patrick Stéfanini » et rappelle que « rémunéré en qualité d’inspecteur par la ville de Paris de 19891 à 1995 », il semble « être d’un calibre supérieur » (Pièce jointe n°3).

 

Tous les journaux semblent s’accorder sur la nature de la défense présentée par le juge au Conseil d’Etat. Dans sa livraison du 09 octobre 20003, Libération écrit que le « haut fonctionnaire [a livré] une bonne copie de l’ENA [qui] doit d’abord convaincre. » (Pièce jointe n°4).

 

Le Nouvel Observateur écrit : « Patrick Stéfanini, 50 ans, énarque bon teint, a réponse à tout et en trois points comme au grand oral de Sciences-Po, [il] s’est employé, avec aplomb, à convaincre, sans pour autant être crédible, que ses quatre années passées à l’inspection de la ville de Paris n’ont pas été un emploi fictif. » » (Pièce jointe n°5).

 

L’Humanité du 11 octobre 2003 écrit : « Patrick Stéfanini, poursuivi pour ‘recel de prise illégale d’intérêts’ […] s’avance à la barre du tribunal de Nanterre, chacun reconnaît en lui le style d’Alain Juppé. Même raideur, même aplomb, même arrogance. » (Pièce jointe n°6).

 

Cette mise en cause de M. Patrick Stéfanini devant un tribunal correctionnel et la publicité qui en a été faite, de manière à ce que nul n’en puisse ignorer constitue un élément véritablement nouveau et justificatif d’un mémoire ampliatif devant votre très haute juridiction.

 

Ce mémoire est en outre inspiré et comme confirmé par les considérations de M. le Vice-Président du Conseil d’Etat lui-même, M. Renaud Denoix de Saint-Marc dans le billet du Numéro I de La lettre de la justice administrative (Pièce jointe n°7). Celui-ci y écrit : « On n’imagine pas, habituellement, le juge comme un communiquant. L’impartialité lui impose de ne pas prendre parti publiquement; son rôle dans le règlement des litiges nécessite qu il apparaisse comme un sage, hors du tourbillon de la vie politique.»

 

Or il est aussi apparu que la mise en examen de M. Patrick Stéfanini a été mentionnée par le J.O. (Pièce jointe n°8) dont on peut raisonnablement supposer qu’il est lu par tous les membres du CE, à commencer par ses présidents de section, dont la section du contentieux est la plus importante. On peut donc raisonnablement supposer que son président, M. Daniel Labetoulle, ne pouvait ignorer la mise en examen de M. Patrick Stéfanini Dès lors, la désignation de M. Patrick Stéfanini par M. Labetoulle dans une formation d’instruction et de jugement semble manquer de prudence au moins quant au souci que la justice soit rendu par des magistrats qui ne sont, par ailleurs, en délicatesse avec elle.

 

Il faut enfin considérer que le conseil d’Etat français s’est découvert porteur de principes généraux du droit déposés en lui-même par la philosophie générale du système juridique et politique français et lentement dégagés par lui avant d’être, pour certains, constitutionnalisés. Un conseiller d’Etat n’est donc pas seulement un technicien doué de grande mémoire et de sagacité. Il est porteur de principes de justice qui l’obligent.

 

Or, le premier principe général du droit dégagé, reconnu et exprimé comme tel par le conseil d’Etat français a été le principe des droits de la défense (CE Assemblée, 26 octobre 1945, Aramu). La classe politique française y a été à sa façon sensible près de cinquante ans plus tard. Quoique ne prétendant pas, par nature, à la justice, elle a dégagé de sa philosophie générale le principe selon lequel si un membre du gouvernement est mis en examen, il doit démissionner. Elle a invoqué à cette effet la philosophie des droits de la défense. D’une part, le démissionnaire, déchargé de toute préoccupation gouvernementale, aura l’esprit entièrement libre pour travailler à sa défense. D’autre part, ne participant plus au gouvernement, il apparaîtra avec évidence comme non susceptible de bénéficier, pour sa défense, d’une protection exorbitante du droit commun.

 

C’est à ce principe que s’est soumis M. Juppé. On dira que M. Stéfanini n’y était pas obligé puisque n’étant pas, à proprement parler, membre d’un gouvernement. Mais ici intervient sa qualité de conseiller d’Etat porteur personnel, comme tous ses collègues, des principes généraux du droit, et ceux qu’il fait appliquer, et ceux qu’il est amené à découvrir par un travail sur soi-même en commun (il faudrait citer ici presque tout le livre pertinent et admiratif de M. Bruno Latour sur le conseil d’Etat intitulé La fabrique du droit, éditions de la Découverte, 2002).

 

La doctrine a beaucoup discuté de la valeur de ces principes généraux du droit. Si elle diverge pour leur accorder une valeur législative, elle s’accorde pour leur donner une valeur supradécrétale. Ils ne sont pas la loi puisque n’étant pas l’expresssion de la volonté générale, mais ils s’imposent au gouvernement dans l’expression de son pouvoir réglementaire dont la subordination à la justice administrative se trouve une fois de plus confirmée.

 

Dès lors, il appert que :

 

- tout membre du gouvernement est subordonné à la règle gouvernementale qu’on pourrait qualifier de prétorienne selon laquelle il doit démissionner s’il est mis en examen ;

 

- toute règle gouvernementale est subordonnée, entre autres, aux principes généraux du droit dégagés par le conseil d’Etat, qui leur confère par sa nature même un caractère prétorien ;

 

- tout membre du conseil d’Etat est subordonné à ces mêmes principes généraux du droit et doit s’appliquer la règle subordonnée de la démission en cas de mise en examen ou, en tout cas, de retrait de toute fonction d’instruction et de jugement.

 

Le très haut principe de justice fiat justitia, pereat mundus, périsse le monde pourvu que justice soit faite, ne peut être celui d’un conseil d’Etat puisqu’une telle juridiction ne saurait, par nature, envisager que l’Etat périsse (et le conseil d’Etat français l’a tristement illustré sous le régime de Vichy et en certains épisodes de la guerre d’Algérie). Mais il est celui de votre très haute juridiction qui voudra donc bien considérer :

 

- qu’en acceptant de participer à une formation contentieuse alors qu’il était mis en examen, M. Stéfanini a contrevenu à l’esprit de justice qui anime l’exigence d’un procès équitable devant un tribunal impartial et aux principes généraux du droit, eux-mêmes subordonnés au principe de justice, dont il est théoriquement porteur mais qu’il n'a pas su reconnaître en lui-même, particulièrement le principe des droits de la défense que la sphère politique, pourtant inférieure à la sphère juridique, a su dégager d'une façon nouvelle pour s’y subordonner ;

 

- que la présence de M. Stéfanini dans la formation contentieuse qui a eu à juger de ma requête constitue une seconde infraction à l’article 6-1 de votre convention.

 

 

Veuillez agréer, Messieurs les juges, l’expression de ma très haute considération.

 

Gilbert Molinier

PIECES JOINTES

 

 

Pièce jointe n° 1 : Copie de la grosse du jugement du Conseil d’Etat de la requête 234271 mentionnant les noms des juges de la formation de jugement.

 

Pièce jointe n° 2 : Copie Le Figaro du samedi 11 octobre. Article de Stéphane Durand-Soufflant.

 

Pièce jointe n° 3 : Copie Le Monde daté du 09 octobre 2003. Article de Pascale Robert-Diard.

 

Pièce jointe n° 4 : Copie de Libération du 09 octobre 20003. Article de Fabrice Tassel.

 

Pièce jointe n° 5 : Copie Le Nouvel Observateur du 08 octobre 2003.

 

Pièce jointe n° 6 : Copie L’Humanité du 11 octobre 2003. Article de Laurent Mouloud.

 

Pièce jointe n° 7 : Pièce: Copie du billet du Numéro I de La lettre de la justice administrative. M. le Vice-Président du Conseil d’Etat, M. Renaud Denoix de Saint-Marc.

 

Pièce jointe n° 8 : Copie du Journal Officiel n°276 du 27 novembre 2002 page 19 538.