Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

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Lettre recommandée avec

accusé de réception n° :

7988 6480 7FR

 

Paris, le 10 juillet 2002

 

 

 

Monsieur le Garde des Sceaux

13, Place Vendôme

75 042 Paris cedex 01

 

 

 

Monsieur le Garde des Sceaux,

 

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

 

J’ai déposé auprès du Conseil d’Etat une requête enregistrée le 29 mai 2001 sous le numéro 234271 tendant à l’annulation de la circulaire n° 2001-053 de Monsieur le ministre de l’Education nationale intitulée « Code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire » publiée au Bulletin Officiel de l’Education Nationale n° 14 du 05 avril 2001 sous la signature de Monsieur le Directeur des Affaires Juridiques alors en poste, Monsieur Jacques-Henri Stahl.

 

Le Journal Officiel  n° 154 du 1er Juillet 2000 informant de la nomination de Monsieur Stahl précise qu’il est maître des requêtes au Conseil d’Etat. Monsieur Jacques-Henri Stahl indique dans sa notice au Who’s who ? qu’il est « […] commissaire du gouvernement près les formations de jugement (depuis 1996) du Conseil d’Etat. » Donc, il appert que des collègues de Monsieur Jacques-Henri Stahl vont devoir se prononcer sur la pertinence juridique de la circulaire signée du même Monsieur Jacques-Henri Stahl.

 

Cette situation ne me semblant pas conforme à l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial telle qu’elle est formulée dans l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme, j’ai saisi Monsieur le vice-président du Conseil d’Etat (voir copie jointe n°1) aux fins de connaître :

 

a) les noms des conseillers d’Etat, rapporteur et commissaire du gouvernement siégeant en formation contentieuse pour l’examen de ma requête.

b) Les noms de tous les conseillers d’Etat qui, en formation contentieuse, ont eu à entendre Monsieur Stahl dans toutes ses conclusions.

 

Ma demande étant restée sans réponse, j’ai saisi Madame le garde des Sceaux (voir copie jointe n°2) qui, à son tour, a saisi Monsieur le vice-président du Conseil d’Etat. J’ai alors reçu une réponse de Monsieur le secrétaire général du Conseil d’Etat (voir copie jointe n°3) qui appelle de ma part les observations suivantes.

 

1° / Monsieur le secrétaire général tient « […] tout d’abord à [me] signaler que les dispositions, notamment celles de l’article 4 de la loi n°2000-31 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations ne s’appliquent pas aux juridictions. »

 

Cette référence me semble manquer de pertinence. Il est clair que je n’ai jamais confondu administration et juridiction. J’ai souhaité être informé sur la composition d’une juridiction, et non d’une administration. En l’absence de réponse du vice-président de cette juridiction, j’ai saisi le ministre qui a compétence sur elle. Le fait que le secrétaire général ait répondu montre qu’il a bien compris que je m’inquiète d’une bonne administration de la justice par les juridictions compétentes soit, en l’occurrence, le Conseil d’Etat.

 

Est-ce en cet endroit que loge son interprétation très personnelle de la confusion que je ferais entre juridiction et administration ? Est-ce effet de sa bienveillance que « néanmoins », il m’accorde une réponse ?

 

J’ai peine à le penser de la part d’un des membres les plus réputés d’une juridiction qui s’est fait, au sein de la Communauté européenne, une réputation de ne distinguer  que clarté dans les actes les plus obscurs, au point d’élaborer une théorie dite de « l’acte clair » qui n’est autre que la théorie de sa science juridique à débrouiller les questions les plus embrouillées au nom de laquelle elle s’est longtemps dispensée de tout envoi préjudiciel en interprétation devant la Cour de justice des communautés européennes comme le stipulait l’article 177 du Traité de Rome. Cette crispation du Conseil d’Etat français sur un illusoire pouvoir exécutif d’interprétation expliquerait-elle que le secrétaire général n’ait voulu voir dans ma requête qu’une référence à une norme française là où elle relève manifestement d’une norme européenne ?

 

2° / Selon Monsieur le secrétaire général, « […] chaque décision rendue par le Conseil d’Etat doit obligatoirement comporter le nom des juges ayant participé aux délibérations de la formation de jugement et il m’assure que « tel sera le cas dans le contentieux qui [m]’oppose au ministère de l’Education nationale. »

Je n’en disconviens pas. Monsieur le secrétaire général ne fait que reprendre, sous une autre forme, l’article 68 de l’ordonnance n°45-1708 du 31 juillet 1945. Mais ma question ne portait pas sur l’application de cet article. En passant, je me permets de souligner une certaine expression maladroite ; le pléonasme « doit obligatoirement » me semble révéler que le Conseil d’Etat a opté pour une application très restrictive de l’article 68.

 

Que l’on consulte, en effet, les arrêtés publiés sur le site Internet, les noms des juges n’y apparaissent jamais alors que c’est tout le contraire, par exemple, sur le site du Conseil d’Etat belge. Que l’on demande au Conseil d’Etat français communication d’un arrêté où l’on n’est soi-même d’aucune sorte partie : il est certes communiqué mais les noms des juges n’y figurent pas. Cette occultation n’est justifiée par aucune norme juridique ; elle ne relève que d’une décision arbitraire du Conseil d’Etat passée en coutume pseudo-juridique. Elle témoigne d’un évident goût du secret auquel la réponse du secrétaire général ne déroge en rien.

 

3° / Selon Monsieur le secrétaire général, « […] il n’est pas possible de prévoir d’ores et déjà qui jugera [mon] recours car, à l’issue de la procédure d’instruction et selon l’importance ou la difficulté du litige, la décision peut être rendue par différentes formations de jugement : président de sous-section, président de la section du contentieux, sous-section, sous-sections réunies, section du contentieux ou assemblée du contentieux. »

J’ai, évidemment, été très sensible à ce cours de droit administratif accordé à un béotien mais, dans sa distinction comme dans sa clarté, il ne répond nullement à ma question. Pour ma part, je relèverai plutôt que ce souci de taxinomie ne fait que masquer une confusion entre procédure d’instruction et procédure de jugement.

 

En effet, comme l’indique le courrier de Monsieur le secrétaire général, si la formation de jugement n’est pas encore connue, il n’en est pas de même pour la procédure d’instruction. Il est donc d’ores et déjà en mesure de savoir à quelle instance, section du contentieux ou sous-section, cette instruction a été confiée comme le nom du rapporteur désigné.

Si l’instruction a été confiée à une sous-section, alors les noms de ses membres et du rapporteur sont connus. Et la question de leurs éventuelles relations de travail avec Monsieur Jacques-Henri Stahl est posée.

 

 Si elle a été confiée à la section du contentieux, sa formation d’instruction ne diffère qu’en un point de sa formation de jugement : la présence de deux conseillers d’Etat qui n’apparaîtront que dans la formation de jugement (article 40 du décret n° 63-766 du 30 juillet  modifié). Mais tous les autres membres en sont déjà connus.

 

Dans les deux cas, monsieur le secrétaire général peut répondre aux deux questions que j’ai posées au vice-président du Conseil d’Etat.

 

Si le jugement de ma requête est confié à deux sous-sections, l’une des deux sera nécessairement la section d’instruction. Monsieur le secrétaire général sait mieux que tout autre que la quasi-totalité des arrêts est rendue soit par une section, soit par deux sections réunies.

 

4° / Monsieur le secrétaire général m’assure enfin qu’« […] en tout état de cause, M. Jacques-Henri Stahl, signataire de la circulaire que [je conteste] ne siégera pas dans la formation de jugement qui statuera sur [ma] requête, conformément aux dispositions du code de justice administrative sur ce point  et à la pratique très stricte en vigueur au sein du Conseil d’Etat, qui veut qu’un membre de la haute Assemblée ayant eu à connaître d’une affaire à un titre quelconque ne siège pas en formation contentieuse pour ce même dossier. »

 

J’imagine mal, en effet, que le Conseil d’Etat se paye du ridicule qui ne manquerait pas de venir à l’oreille scrupuleuse de quelque journaliste, de confier à Monsieur le commissaire du gouvernement Jacques-Henri Stahl, le soin de « présenter en toute indépendance », comme aime à le dire Monsieur le secrétaire général, un dossier mettant en cause Monsieur Jacques-Henri Stahl, maître des requêtes au Conseil d’Etat, détaché à la tête des services juridiques de Monsieur le ministre de l’Education nationale. J’entends bien aussi qu’on met ainsi en évidence une « pratique très stricte » digne d’emporter mes derniers doutes.

 

J’imagine mal aussi que Monsieur Jacques-Henri Stahl puisse, en qualité de juge, siéger au cours de la formation de jugement, puisqu’un maître des requêtes n’est appelé à siéger que dans l’occurrence très rare où la formation de jugement est en nombre pair (article 38 du décret précité). J’entends bien aussi qu’on s’honore ainsi de n’agir que conformément au « aux dispositions du code de justice administrative » qui, le cas échéant, sont relayées par la « pratique très stricte ». Comme l’indique le site Internet du Conseil d’Etat : « Le statut des membres du Conseil d’Etat est finalement moins défini par les textes que par la pratique. »

 

Il y a plus. Quel que soit le commissaire du gouvernement désigné, mais par qui ?, et selon quels critères ?, et quelles que soient son indépendance et sa compétence, le strict respect du débat contradictoire ne sera pas assuré. Le commissaire du gouvernement ne me communiquera pas, sauf s’agissant de moyens d’ordre public, l’intégralité de ses conclusions et il parlera en dernier à l’audience. On se trouve là, face à une « pratique très stricte » du Conseil d’Etat français qui n’est guère conforme à la norme européenne du principe du contradictoire, voire à la simple norme judiciaire française du même principe. Les « pratiques très strictes » ne seraient-elles pas alors l’esprit rajouté à ce que la lettre du code de justice administrative, chemin faisant, perd plus ou moins ? Ne pourrait-on pas alors suggérer que les « pratiques très strictes » du Conseil d’Etat ne sont que l’expression embaumée de son arbitraire ?

 

5° / Mais il y a plus encore. Les pratiques très strictes du Conseil d’Etat auraient pour effet « […] qu’un membre de la haute Assemblée ayant eu à connaître d’une affaire à un titre quelconque ne siège pas en formation contentieuse pour ce même dossier. »

 

Or, on sait qu’il est de pratique courante, au gouvernement ou dans les ministères, de consulter le Conseil d’Etat pour avis. Consultations officielles, mais aussi consultations informelles, même si elles peuvent toujours, officiellement, faire l’objet d’une dénégation. La particularité de ces consultations informelles tient à ce qu’elles se déroulent de collègue à collègue, de collègue en détachement à collègue resté en fonction. Un avis évitant une bévue, donc une éventuelle procédure contentieuse est toujours le bienvenu. C’est d’ailleurs ce qu’indique la présentation du Conseil d’Etat (site Internet : « Le Conseil d’Etat est une institution fortement marquée, dans son mode de fonctionnement, par la collégialité. Cet état d’esprit se retrouve dans le fonctionnement quotidien de l’institution. […] la plupart d’entre eux […] travaillent dans une atmosphère de convivialité dans de grandes salles de travail […]. Cette disposition favorise […] les échanges de vue informels entre collègues. »

 

Dans le litige en question, reste une question essentielle : Monsieur Jacques-Henri Stahl, maître des requêtes au Conseil d’Etat, alors détaché à la direction des affaires juridiques du ministère de l’Education nationale, a-t-il, pour avis, consulté un ou plusieurs de ses collègues du Conseil d’Etat ? Il appartient à Monsieur le secrétaire général de dire s’il y a eu une demande officielle, car il en existe nécessairement une trace. La transparence quant aux juges qui doivent décider du sort de ma requête aura alors une consistance réelle.

 

Y a-t-il eu demande informelle ? Seul Monsieur Jacques-Henri Stahl pourrait le dire. Mais qui pourrait l’y contraindre ? Qui pourrait contraindre la formation d’instruction à s’interroger dans ce sens ? La transparence requise à l’impartialité de tout jugement me semble alors sérieusement entamée.

 

Je rappellerai en l’occasion la réponse du conseiller d’Etat,  Madame Nicole Questiaux, faite à la question d’un journaliste de L’Express, jugée, pour le coup, impertinente, relative à son indépendance de jugement relativement à une requête visant le président de la SNCF avec lequel elle avait écrit un livre : « C’est une mauvaise question. Ça n’a aucun intérêt. Il est exclu de savoir si le fait que la présidente de la section des travaux publics du Conseil d’Etat [Madame Questiaux] ait écrit un livre avec le président de la SNCF [Monsieur Jacques Fournier] a une influence sur une décision collégiale du Conseil. Dans le monde relativement étroit que représente l’univers administratif, tout le monde se connaît. Et l’on considère en toute sécurité que notre sens de la déontologie fait que, en décisions administratives, on ne se dessaisit pas. »

 

Ces propos publiés dans L’Express du 29 mai 1997 ont-ils perdu toute actualité ? L’univers administratif s’est-il élargi, chacun ignorant son voisin ? Monsieur Jacques-Henri Stahl y figurerait-il comme méconnu, voir inconnu ? Madame le conseiller d’Etat fait valoir le « sens de la déontologie » des membres de la Haute Juridiction. Soit. Mais alors on passe insensiblement de la sphère des principes du droit contenus dans le « code de justice administrative » dont le boitement semble si audible qu’une nouvelle sphère empirique, celle-ci, « pratique très stricte » doit en corriger les contours, avant qu’elle ne soit elle-même transcendée, son défaut étant à son tour devenu trop visible, par une nouvelle sphère de la sensibilité dont l’acuité est probablement infaillible, le « sens de la déontologie ». 

 

Du subjectif au sentiment, il n’y a qu’un pas. Par exemple, et s’il faut en croire le mensuel Que choisir ? (mai 1999, p.6), à l’occasion d’un recours présenté devant les 6eme et 2eme sections contre le décret du 29 juillet 1996 autorisant la construction de l’autoroute 66, n’est-il pas apparu que les conclusions du commissaire du gouvernement avaient été si modérées que le Conseil d’Etat fit réinstruire l’affaire par la 5eme section. Il faut dire que le commissaire du gouvernement était aussi le fils d’un ex-maire favorable au projet…

 

Et quant à la sérénité, en tous temps et en tous lieux des membres de la Haute Juridiction,, n’est-il pas arrivé aux conseillers d’Etat de donner le spectacle public de leurs dissentiments, par exemple, à propos de Vichy, au point d’infliger à leur collègue, Monsieur le conseiller d’Etat Massot, un affront public en refusant de le saluer (Le Monde, 16-17 novembre 1997) ?  Loin de moi de suspecter la Haute juridiction de partialité constante, mais elle n’apparaît pas aussi marmoréenne que Monsieur le secrétaire général aimerait le faire imaginer.  

 

Précisément, on pourrait imaginer que, par principe, tout membre du Conseil d’Etat récuse toute offre de servir hors de sa juridiction, en particulier dans les organes du pouvoir d’Etat. On pourrait même imaginer qu’une loi l’impose et, en ce cas, l’avis du Conseil d’Etat serait du plus haut intérêt. Pour l’instant, on peut regretter que Monsieur le ministre de l’Education nationale ait choisi son directeur des affaires juridiques parmi les membres du Conseil d’Etat, alors que rien ne l’y obligeait. Ce ne sont pas les docteurs en droit public qui manquent dont le choix constituerait d’emblée une condition d’indépendance mutuelle des ministères et du Conseil d’Etat.

 

Il est donc regrettable que Monsieur le secrétaire général du Conseil d’Etat, monsieur Patrick Frydman ait voulu ne pas voir le sens de ma démarche : obtenir des garanties sur l’impartialité de la juridiction à laquelle est soumise ma requête et, secondement, celles du principe du contradictoire devant cette juridiction. On peut s’en étonner lorsqu’on sait que le Conseil d’Etat est réputé avoir découvert, par un travail intellectuel et moral sur lui-même autant que sur la société française de l’après-Vichy, ce qu’il est convenu d’appeler les principes généraux du droit qu’il impose à l’administration sans nécessairement s’y soumettre, à moins de considérer que le principe du contradictoire et des conditions d’impartialité n’en relèvent pas.

 

On peut d’autant plus s’en étonner s’agissant de celui qui est devenu secrétaire général du Conseil d’Etat, dont la réputation est grande depuis l’arrêt Nicolo  rendu le 20 octobre 1989. On sait que ses conclusions ont grandement contribué à clarifier cet arrêt laconique et plutôt obscur. Ces conclusions ont été examinées et commentées par les meilleurs doctrinaires. La question qu’ils posaient était la suivante : Monsieur Frydman a-t-il vraiment contribué à enfin ouvrir le droit administratif français au droit communautaire ou bien sa référence à l’article 55 de la Constitution de la République française est-elle révélatrice d’une ouverture feinte ? La réponse qu’il vient d’apporter relativement aux conditions d’une justice impartiale semblerait confirmer qu’il y avait, en effet, une feinte ouverture.

 

Monsieur le Garde des Sceaux, j’ai le regret de vous informer que Monsieur le Secrétaire Général du Conseil d’Etat n’a, me semble t-il,  répondu à aucune de mes questions. J’ai donc l’honneur de m’adresser une nouvelle fois à votre haute autorité afin que les informations dont j’ai besoin me soient communiquées. 

 

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Garde des Sceaux, l’expression de ma haute considération.

 

Gilbert Molinier