Gilbert Molinier

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Paris, le 16 octobre 2003

 

A Monsieur le professeur

Monsieur Bruno Latour

 

 

Monsieur,

 

Je m’adresse à vous pour vous remercier publiquement pour votre livre, La fabrique du droit, Une ethnologie du Conseil d’Etat, publié aux éditions La Découverte. La richesse et la précision des descriptions que vous y faites du travail des commissions, sections, sous-sections m’ont permis de suivre le cheminement des requêtes allant de boîte en tiroir, de tiroir en placard… Le citoyen ébaubi a donc pu, grâce à vous, refaire ces longs détours à l’intérieur de l’édifice, après que vous avez su lui rendre sa matière, ses couleurs, son grain, son veloutéà force de multiplier les attaches, toutes fragiles, toutes modestes, dont l’enchevêtrement des racines et des radicelles, à force de multiplier les liens faibles, permet pourtant d’expliquer la solidité de l’édifice (p.15).

 

En tant que requérant auprès du Conseil d’Etat qui, béotien parmi les béotiens, chercha en vain la cohérence et la visibilité (p.258) de ce système bizarre (p.41), j’ai lu votre travail avec grand intérêt. Malheureusement, je l’ai lu, pour ainsi dire, trop tard. En effet, au moment où il paraissait, la requête que j’avais déposée trépassait devant celle que vous nommez l’illustre assemblée (p.12). Si, comme vous le dites si justement, le droit se trouve tout entier dans chacun de ses exemples sous une forme quasi fractale (p.275), j’ai, pour ainsi dire, compris après coup le destin exemplaire de la requête n° 234271.

 

Il ne me semble pas nécessaire de faire davantage l’éloge de votre travail, vous vous en êtes chargé vous-même dans la quatrième de couverture en rappelant “ la grande qualité de [votre] style ” ; il est vrai que votre style est d’une rare élégance. Dans la courte préface que vous avez rédigée, vous tenez à rappeler que les membres du Conseil d’Etat ont “ jugé (sic) vos interprétations souvent excellentes ” (p.8) ; on sait que les décisions du Conseil d’Etat sont… sans appel.

 

Malheureusement, une partie des qualités essentielles de votre ouvrage a échappé à la critique. Qui, par exemple, a noté cette espèce d’humour involontaire qui le traverse de part en part ? Qui a noté cette touchante prudence qui vous attrape - la rigueur intellectuelle qui vous anime dût-elle en souffrir - toujours au même moment, celui où il faudrait conclure ? Qui encore a noté cette espèce de timidité qui vous bride, toujours au bon moment, justement celui de l’interprétation ?

 

Ainsi réalisez-vous une première prouesse lorsqu’il s’agit de discuter du point le plus sensible de l’édifice, le statut bifrons des juges - “ fonctionnaires particuliers qui paraissent à la fois juges et parties. ” (p.24). Alors, confiant, le lecteur s’attend à ce que vous leviez l’ambiguïté de l’apparence. D’abord hardie, votre ethnologie vous mène à cette première conclusion : “ … oui, les membres du conseil d’Etat sont juges et parties, et néanmoins ils doivent devenir de bons juges. ” (p.38)… Sans doute savez-vous mieux qu’un autre ce qu’il en est du destin réel du devoir, alors, vous hésitez : “ On ne peut pas dire qu’ils sont juges et parties, ce qui jetterait un doute sur leur jugement, mais qu’ils ont tous été l’un et l’autre successivement ” (p. 39). Pris de vertige, le lecteur s’interroge : est-ce par un effet non aperçu de la censure – exerçant certes son malin pouvoir pour la bonne cause - que vous en venez à dire que, bien que la première proposition soit vraie, cependant, on ne peut pas le dire. Qu’est-ce à dire ? Qui est ce on qui ne peut pas le dire ? Ce pouvoir (peut) n’a-t-il pas ici fonction de devoir (doit) ? Et pourquoi ne peut-on pas le dire ? La raison que vous alléguez est claire : il faut maintenir les apparences ! Sans doute prise de remords, votre conscience malheureuse se souvient de la distinction du tout et de la partie ; alors elle subsume la particularité de juge sous la catégorie de Conseil, elle n’entrevoit plus qu’un “ … système bizarre par lequel le Conseil, considéré dans son ensemble, est bien en effet juge et partie. ” (p.41). Convenez qu’il s’agit d’une proposition hardie qui aurait sans doute retenu l’attention du Leibniz inventeur du calcul infinitésimal : comment une somme de riens peut-elle produire un (petit) quelque chose ? Bizarre, vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre ! Il m’a fallu à peine une année pour « mesurer le poids anthropologique de cette personne morale à laquelle les commissaires du gouvernement s’adressent si solennellement. » (p.25) et comprendre les raisons de la « la faveur incontestable du Conseil d’Etat pour une certaine obscurité. » (p.55).

 

Est-ce par malice ou par professionnalisme que le Président de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, Monsieur Daniel Labetoulle, avait choisi le juge Patrick Stéfanini (Voir Le Monde, 11 octobre 2003 : « Procès RPR : La double vie de Patrick Stéfanini » ; Libération, 09 octobre 2003 : « Comme Alain Juppé, Patrick Stéfanini nie » ; Le Nouvel Observateur, 08 octobre 2003 : « Emplois fictifs : Patrick Stéfanini nie en bloc » ; J.O. n° 276 du 27 novembre 2002, page 19538, Monsieur Patrick Stéfanini…) pour siéger en formation de contentieux le 09 octobre 2002 pour tordre le cou à une requête interrogeant la bonne conduite ? Gageons que, en toute indépendance, vous auriez expliqué patiemment au lecteur qu’il s’agissait d’utiliser l’« inépuisable réservoir d’expériences dans lequel, au cours du jugement comme du conseil, les membres du Corps piochent pour se former une opinion, convaincre leurs collègues ou éduquer les commis du gouvernement aux devoirs de la bonne administration. » (p. 131). Nous dirons donc que le juge Patrick Stéfanini fut choisi pour des raisons pédagogiques eu égard à sa constance en matière de bonne conduite, afin, comme vous l’écrivez, d’éclairer ses jeunes collègues : « Loin d’affaiblir l’objectivité ou la vertu de juge et de conseiller, c’est ce mouvement de systole et de diastole, ce turn-over, qui fait, d’après les membres du Conseil, la principale qualité de leur institution. » (p. 123).

 

Etait-il l’exception parmi ceux qui, « épuisés par les aléas de la vie publique, les duretés du monde des affaires […] souhaitent retrouver l’atmosphère feutrée, l’absence de chefs et la charge moins stressante du Conseil. » (p. 123). Sera-t-il « Un de ceux qui, ayant pu « bénéficier de l’excitation des cabinets, […] du feu roulant des élections… » […] revient prendre sa place dans le travail immuable qui assure la pérennité de l’Etat et de ses missions. » (p.129).

 

Vous réalisez une deuxième prouesse lorsque vous examinez la fonction du commissaire du gouvernement qui, écrivez-vous, “ ressemble à celle d’un universitaire autonome ” (p. 18). Ce qui, en d’autres termes et de façon non contradictoire, signifie que “ les trajectoires des conseillers interdisent de prendre [le droit administratif] pour une sphère à part. Rien de moins autonome que ce droit-là. ” (p.134). Là encore, “ … le justiciable attend la cohérence et la visibilité. ” (p. 258), et le lecteur attend que l’ethnologue donne une consistance à cette (res)semblance d’autonomie, organisatrice de l’apparence. L’observateur attentif que vous êtes rapporte cette autonomie-hétéronome à sa valeur relative : “ Rien ne force toutefois les juges, ses collègues, qui l’écoutent avec plus ou moins d’attention selon […] le prestige du commissaire. ” (p.18). D’où vient ce prestige ? “ … les commissaires du gouvernement sont plus jeunes et, crème de la crème, se recrutent chez les maîtres des requêtes particulièrement brillants, avant d’être appelés à de plus hautes fonctions… ” (p.42, note 4). On doit alors supposer que ce prestige est défini par l’âge du commissaire “ souvent plus jeune que le président de sous-section et que ses assesseurs ” (p.229). Et surtout, on doit conclure qu’en ce lieu que la passion semble avoir déserté, où l’on affecte une “ indifférence pour l’issue d’une affaire, distance mise entre l’esprit et la chose dont on parle, froideur et rigueur du jugement ” (p.250), on se regarde constamment avec l’œil du connaisseur : celui du carriériste.

 

Vous ajoutez même que “ le Palais-Royal [sert] de base arrière pour tant de plans de carrière ” (p.130). A certains égards, n’apparaît-il pas alors comme une sorte d’agence de placement pour jeunes énarques ? “ Sans contestation possible, le Palais-Royal est une maison de l’ENA. ” (p.124). Bien que le Conseil d’Etat se plaise à vivre dans “ une certaine obscurité ” (p.56), tout y est visible, trop visible. Une barbe naissante par-ci, un cheveu blanc par-là..., y sont les marques de distinction, la première page non écrite d’un curriculum vitæ. Mais alors, puisque cela arrive parfois, que se passe-t-il dans la tête des juges lorsque le jeune commissaire du gouvernement est plus vieux que les juges ? Que se passe-t-il dans la tête du commissaire du gouvernement, lorsqu’il voit et sait que les juges sont plus jeunes que lui ? Vous concluez hardiment à “ la publication indépendante de ses conclusions ” (p.229). Alors, que peut bien penser, par exemple, le requérant, qui voit et sait ?

 

Troisième prouesse. Que dire encore des articulations des différents niveaux des juridictions administratives (Tribunal administratif, Cour administrative d’appel, Conseil d’Etat) où tous ceux qui “ ont quand même fait l’ENA sans avoir pu à l’époque intégrer directement le Conseil dans ‘la botte’ (la plupart ont dû servir dans les tribunaux administratifs pendant de longues années ” (p.124), attendent leur tour ? C’est sans doute par distraction que l’ethnologue n’en vient pas à poser la question : “ Mais pendant ces si longues années, de quoi rêvait-il, reclus dans sa province ? ” Las ! Les scènes de la vie de province n’intéressent pas l’ethnologue. Il y a “ deux sous-types d’énarques (ceux qui sont ‘du corps’ et ceux qui ont dû attendre longtemps pour rejoindre enfin leurs anciens condisciples)… ” (p. 124). De quoi peut bien être faite une si longue attente ? Matière à roman. Il semble qu’elle n’ait qu’une détermination chronométrique. L’ethnologue n’envisage même pas, fût-ce à titre de simple hypothèse, qu’en fait, à cause de l’enchevêtrement de toutes sortes de racines et radicelles, et malgré les apparences, il n’y a qu’un seul niveau de juridiction administrative : le Conseil d’Etat.

 

Y jouerait-on la grande, l’interminable scène du bal du Guépard de Visconti ? “ Rien n’efface les innombrables différences de carrière, d’habillement, de façons de parler, d’humour entre l’ensemble des énarques et les autres, les véritables extérieurs. ” (p. 125). Par exemple, “ Deux camarades de l’ENA que séparent quelques points au concours de sortie et dont l’un se retrouve dans un tribunal administratif pendant que l’autre intègre directement le Conseil : le premier dit du second, avec un sourire amer et ironique : Oui, mais vous comprenez, il est tellement plus intelligent… ” (p. 125, note 7). En français, cela s’appelle mépris de caste. Mais, ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet, sans doute pris par une sorte d’inattention flottante, l’ethnologue écrit : “ On comprend sans peine que la perspective d’une carrière si réglée et si lente apaise considérablement les appétits de pouvoir. ” (p.122). N’a-t-on pas affaire ici à une ethnologie compréhensive ?

 

Quatrième prouesse. La valse des places. Si “ les juges du judiciaire sont juges toute leur vie ” (p.123), “ la carrière typique d’un énarque du corps, après l’auditoriat, suppose un appel rapide à d’autres fonctions.” (p. 134), tandis que “…des membres de cabinet, des ministres, des conseillers de la Présidence, peuvent se retrouver au Palais-Royal.” (p.124). Le Conseil d’Etat a une particularité : “[…] tous les gens qui siègent autour de la table ont été ou seront membres éminents de l’administration active.” (p. 39), “…les conseillers n’en sont pas ou ne brûlent que de cesser de l’être ; les conseillers viennent de la politique ou de l’administration ou n’ont de cesse que d’y retourner” (p.123) ; nombre d’entre eux “ […] ont choisi de se mettre en disponibilité pour occuper les métiers les plus divers dans la haute finance, le conseil juridique… ” (p. 126). L’absence de passions qui règne au Conseil est telle que chacun cherche à “ faire l’objet de la convoitise des ministres, des administrations centrales, des entreprises publiques voire du business. ” (p. 134). Que ces circulations du droit aux affaires, des affaires à l’arène politique, de celle-ci au business… puissent de quelque manière interférer sur les décisions des juges n’effleure même pas l’ethnologue impartial : “ … l’on peut à la fois bénéficier de l’excitation des cabinets, des risques du business, de l’autorité de la haute administration, du feu roulant des élections, et néanmoins revenir à tout moment ou presque prendre sa place dans le travail immuable qui assure la pérennité de l’Etat et de ses missions. ” (p.129).

 

“ Si les conseillers d’Etat mesurent bien la fragilité des liens de droit, c’est grâce à leurs allers et retours incessants entre la politique, l’administration, le business et la fonction de juge. ” (p.291). On peut à juste titre considérer qu’une telle expérience cumulée “ explique nombre de qualités que les conseillers s’attribuent et qui leur permet parfois de regarder de haut les juges du ‘judiciaire’ isolés pour leur vie entière dans des fonctions de jugement sans avoir jamais mesuré les difficultés et les tensions de l’action politique, militante ou administrative. ” (p.130). Dans ces conditions, ne devient-il pas audacieux d’affirmer que “ tout ce qu’on associe d’habitude avec l’objectivité savante n’appartient pas au monde du laboratoire mais à l’estrade du juge. ” (p. 250) ou que “ Il y a bien, tout cet ouvrage le montre, une résistance, une solidité, une dureté, oui, une objectivité, une positivité du droit, qui n’a rien à envier, malgré l’aveu constamment revendiqué de sa construction, au réalisme des sciences. (p.255) ?

 

“ Nous laisserons donc les conseillers [et l’ethnologue impartial] à leurs diverses et passionnantes aventures” (p.138), “ il s’agit d’en finir […] mais dans les formes et après avoir à nouveau exploré le lien de l’affaire avec le droit, de toute l’affaire et de tout le droit. ” (p. 229). Ayant assisté à l’audience de la requête n° 234271, j’ai pu voir que, selon toute apparence, le jeune commissaire du gouvernement avait l’air plus vieux que les juges assis. L’attention de l’un d’entre eux, sans doute charmé par le prestige de celui-là, se relâcha si bien qu’il bâilla plusieurs fois. Le même commissaire, comme les juges, s’emparant de toute l’affaire, oublièrent, sans doute aussi par distraction, de traiter de la constitutionalité du texte incriminé. Texte signé du Directeur des affaires juridiques du Ministre de l’Education nationale, accessoirement Maître des requêtes au Conseil d’Etat, aujourd’hui Conseiller technique au Secrétariat général du Gouvernement... Accessoirement aussi “ ami ” du Président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, celui qui “ répartit les affaires entre les sous-sections ”. Autant de circonstances fatales établissant sans discussion l’objectivité savante du droit administratif.

 

C’est en lisant votre ouvrage que j’ai compris pourquoi, malgré sa légitimité, la requête que j’ai déposée auprès du Conseil d’Etat devait être rejetée, était rejetée par avance. Place du Palais-Royal, on s’est contenté d’en rester aux apparences de jugement. Je vous envoie une copie de la requête que je viens de déposer auprès de la Cour européenne des droits de l’homme enregistrée par la deuxième section, n° 13896/03. La question posée est très simple, mais fondamentale : Qu’advient-il des droits du justiciable lorsque les juges du Conseil d’Etat français sont amenés à juger, non seulement leur pair et collègue, mais leur jeune ami ?

 

Vous écrivez : “ Il y a même, sur les petits travers du Conseil, un exécrable roman ” (p.16). Et vous ajoutez que “ La balance n’est pas égale entre le nombre d’ouvrages dédiés à la gloire du Conseil d’Etat et les travaux sur le Conseil ” (p.15, note 3). Nous serions tentés d’ajouter qu’avec votre travail nous avons une admirable et admirative enquête ethnographique dont la méthode “ habituée à ces réglages délicats de l’observation distante et de la participation engagée ” (quatrième de couverture) a perdu les pédales. Face aux Conseillers, l’observateur impartial semble pétrifié : “ Il pourrait balbutier bien sûr, mais eux justement ne balbutient pas : s’il ouvrait la bouche on comprendrait aussitôt qu’il ne fait pas partie de l’assemblage dans lequel il prétend se camoufler. ” (p.220). L’ethnologue semble s’être alors départi de ce qu’une formule freudienne nomme neutralité bienveillante et de ce qu’une autre, lacanienne, plus heureuse encore, nomme fraternité discrète. Cette impossibilité à conclure n’est-elle pas celle du jeune homme timide face au vorace désir féminin ? N’est-il pas écrit (p.291) : “ Si la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, le plus beau corps de conseillers d’Etat ne peut pas dire plus que le droit. ”  ? L’ethnologue n’a-t-il pas été fasciné par ce grand corps de l’Etat dans lequel les liens d’amitié semblent, à l’insu des acteurs eux-mêmes, contribuer accidentellement à la fabrication de l’objectivité du droit ? Si, par certain hasard, le Conseil d’Etat fonctionnait comme une confrérie où des liens d’amitié comme des intérêts divers cimentaient l’édifice majestueux, votre livre pourrait servir de référence à une autre, tangente, confrérie des amis de l’ami.

 

Veuillez agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

 

Gilbert Molinier

 

P.S. : Je reste à votre disposition pour communication de toute documentation.