SCIENCE PO.- AUGUSTE BLANQUI MÊME COMBAT ?
OU
« L’esclave est la vérité du maître. »
« Il faut que
tout change
pour que rien ne change. »
Lampedusa, Le Guépard.
Un jour, on parla d’un jumelage -convention de partenariat- entre l’Institut des sciences politiques et les zones d’éducation prioritaires. On s’enflamma. Alain Finkelkraut, ce jour-là sans doute coiffé d’un tricorne, invita le directeur de Sciences po., Richard Descoings, à Répliques[1]. « Sciences po., La République et la démocratie. La République, c’est avant toute chose, l’abolition des privilèges et des supériorités de naissance. Or, aujourd’hui, 81% des élèves admis en première année à Sciences po. viennent des classes sociales favorisées. […] Constatant sur place que l’accession d’un très grand nombre d’étudiants à l’enseignement supérieur n’a pas entraîné une démocratisation réelle, substantielle, de ce dernier, [Richard Descoings], vous avez décidé de prendre le taureau par les cornes. Pour diversifier le recrutement de votre prestigieuse école, vous avez fait adopter par son conseil de direction une réforme qui sera mise en place dès la rentrée de l’année 2001 sous ce label flamboyant : ‘L’excellence dans la diversité.’ »
A l’heure du grand baptême, Le Monde s’interrogeait sur « la difficulté française à imaginer des mécanismes concrets de lutte contre les inégalités qui respectent les principes républicains. »[2] Libération s’inquiétait que « le projet de démocratisation via la création d’une voie spéciale pour certains élèves de ZEP ne fa[sse] pas l’unanimité. »[3] Récemment, Eric Keslassy, enseignant en sciences économiques et sociales et chercheur en sociologie à Paris IX écrivait doctement : « En 2001, l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris s’est lancé dans une nouvelle voie pour essayer de donner un contenu à cette valeur fondamentale qu’est l’égalité des chances : une filière d’accès direct a été créée pour les meilleurs élèves réussissant leur bac en zone d’éducation prioritaire (ZEP)... »[4]
Bref, chacun y va de « tout son drelin-drelin […] d’un bout à l’autre infecté par la servile croyance au miracle démocratique. »[5] On alla même jusqu’à louer cette action comme charitable et de justice. Sans doute les incompréhensions sont-elles une des conditions du succès… Il suffit d’écouter celui qui en est l’initiateur, Richard Descoings[6], directeur de Sciences po. : « Ce n’est pas un combat pour ou contre la République, c’est pour donner un véritable sens, d’abord à notre démocratie et puis, c’est pour tenir compte de ce que la situation dans l’enseignement secondaire en France en 2001 est radicalement différente de ce qu’elle était en 1940.
Cette initiative, si elle prend acte de l’échec retentissant de la démocratisation de l’école, n’a nullement pour objectif de rendre le constat moins amer, encore moins d’y apporter remède. Elle y prend part en négatif. Elle n’est qu’un élément d’une politique globale d’intégration des classes pauvres dans le nouveau capitalisme. L’Etat paiera la formation des « contremaîtres » nécessaires à la survie des vraies élites[7]. Richard Descoings est très clair : « Peu importe que cette initiative soit généreuse ou pas généreuse. Cela n’a aucune espèce d’importance de savoir si elle est bonne dans ses intentions ou mauvaise dans son application. »
Reconnaissons aux malentendus républicains et autres illusions démocratiques une certaine permanence. On peut toujours croire ou faire croire que, par exemple, le contrat de partenariat signé entre Sciences po. et les lycées de Saint-Ouen, d’Aulnay-sous-Bois ou de Fameck témoigne d’un effort commun pour lutter contre les inégalités sociales, l’échec scolaire, promouvoir l’égalité des chances et tout le bastringue… Le directeur de Sciences po. aime à rappeler qu’il n’est pas « un penseur de l’école, mais un acteur ». Il parle de son point de vue de formateur des élites politiques, juridiques, administratives, bancaires, industrielles…, d’un strict, mais conséquent point de vue de classe. A ce titre, grand commis de la bourgeoisie, il y accomplit à la perfection sa mission pédagogique et politique de reproduction des élites : « Je n’ai pas vocation à proposer des réformes globales. J’ai vocation à m’interroger sur la légitimité du projet éducatif de Sciences po. Et ça, c’est un problème immédiat. En attendant que l’école réalise l’égalité, il y a urgence à intervenir, parce que si nous n’intervenons pas, la formation que nous donnons est borgne. »
Sa position ne fait que refléter l’inquiétude des élites relativement à leur avenir. Sensible à la profondeur et à la permanence de la crise politique que la topologie d’une sociologie grossière stigmatise comme de haut et de bas impénétrables l’un à l’autre, attentif aux développements d’un fondamentalisme religieux fabriquant lui-même ses propres élites, responsable de l’effondrement des cadres de la République en s’engageant sur le navire technocratique européen, constatant comme phénomène durable la coupure s’approfondissant entre les générations, pour une part responsable de la disparition de l’autorité des syndicats et surtout de leurs cadres-relais, la bourgeoisie s’adapte. Il y va d’une double urgence politique. Sciences po. apporte son écot à la révolution conservatrice libérale : « Une élite professionnelle qui ne serait qu’une élite de caste a déjà signé son arrêt de mort. » En même temps, ce pompage de forces vise, sinon à enrayer, du moins à retarder toute forme de reconstitution d’une élite intellectuelle révolutionnaire : « Si nos établissements d’enseignement supérieur se ferment à ce type de minorités alors ces minorités auront ou choisiront d’autres façons de vouloir exister […] sur la scène politique. »
Un dirigeant qui ne connaît plus ceux qu’il dirige perd son pouvoir. Un maître que le valet ne se présente plus comme idéal (im)possible à atteindre, est un maître condamné. Dès leur plus jeune âge, les étudiants de Sciences po., les vrais, doivent être mis en contact avec ceux qu’ils ne rencontrent jamais, et ne rencontreront jamais que par intérêt. L’intégration de Sciences po. par des élèves de lycée de banlieue a d’abord un objectif pragmatique de connaissance. Car ceux-là « ne connaissent, à ne se côtoyer qu’à travers eux-mêmes, à travers leur famille, qu’une partie de la réalité française. Et que reproche-t-on à nos élites politiques aujourd’hui, à nos élites professionnelles, c’est de très mal connaître notre société, et c’est grave. »
Dans l’institution, les jeunes étudiants venant des ZEP n’y sont donc inscrits qu’au titre de figurants jouant leur propre rôle. Ils n’y sont employés et payés que comme animaux, même choyés, de laboratoire : « Laissez-nous commencer en laboratoire ! » Des lycées de banlieue livrent quelques-uns de leurs élèves à la prestigieuse grande école pour qu’ils y soient observés (« si nous n’intervenons pas, la formation que nous donnons est borgne. »), pour ainsi dire in vivo, par les élites, les vraies, comme des rats de laboratoire. Donc, cette réalité-là, ils ne la connaissent pas. Et c’est grave parce qu’ils ne connaissent pas leur société, et c’est grave parce que c’est la légitimité même du principe d’une élite qui se trouve mise en cause. »
La convention de partenariat Sciences po. – ZEP n’est pas la solution idéale, mais elle répond bien à une urgence vitale. Favoriser la diversification sociale des élites professionnelles est la seule perspective raisonnable et rationnelle qu’elles ont trouvé pour perdurer comme les vraies élites : « Une élite professionnelle qui ne serait qu’une élite de caste a déjà signé son arrêt de mort. » Alors, « Il ne faut [pas] renoncer à la diversification des élites parce que c’est la condamnation à mort sociale de ces élites qui est posée. »
L’excellence
Au cours de la même émission, Alain Finkelkraut posa la question suivante : « Il existe un refus qui me semble parcourir l’institution scolaire du dépaysement par l’école. L’école n’est pas là pour dépayser, pour être exotique, pour transporter dans un autre monde, mais précisément pour s’ouvrir sur la vie… Qu’est devenu le désir d’excellence dans nos lycées ? »
L’affaire se compliqua. Richard Descoings pris soin d’affirmer : « A ceux qui réussissent très bien, n’oublions pas de leur rappeler que leurs succès à Sciences po. et, plus tard, dans la vie professionnelle, ne doit pas les exonérer du devoir de maintenir une excellence intellectuelle et une excellence culturelle. » Mais il dut ajouter : « J’ai très peur que nous ayons des élites professionnelles incultes. »
Plus à l’aise sur le terrain sociologique, il s’interrogea : « Oui ou non, peut-on à Saint-Ouen donner la soif d’apprendre, le désir de réussir qui sont au fondement de la réussite professionnelle, de la réussite citoyenne et de sa place dans une communauté. », sans voir la contradiction constante opposant le désir d’apprendre et la soif de l’or. Il poursuivit : « L’essentiel, c’est de valoriser les études, d’aider les professeurs, d’aider les proviseurs à valoriser les études dans les lycées ou la valorisation des études ne va pas de soi. »
Il est vrai qu’au lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen, la valorisation des études ne va pas de soi ! Un professeur aurait pu dire : « Un de mes petits gamins de terminale réalise des exploits grammaticaux. Mais, on peut quand même intégrer Sciences po. en faisant 50 fautes d’orthographe et de grammaire par page. »[8]
Comme pour mieux montrer sa profonde compréhension des choses
de l’esprit, le proviseur du lycée se voyait déjà tapant dans la main d’un
PDG du coin en guise de signature d’un nouveau contrat de partenariat bidon. Le
lycée Auguste Blanqui a une compréhension très mondaine et très patronale de
l’excellence culturelle[9]…
Un autre professeur pourrait dire : « Moi aussi, j’ai pris le taureau par les cornes ! Je fais jouer les petits à la bourse avec le CIC. En matière de société mère, je m’y connais. Mon amour filiale est sans rivages. Tout le monde est content. Les élèves parce qu’ils jouent ; les banques, parce qu’elles font des clients. »
Le proviseur pourrait dire : « Je suis un enfant du ‘neuf trois’. Ma famille habite à Neuilly-sur-Marne. Toutes les grandes innovations pédagogiques sont parties de notre département. Moi aussi, j’ai pris le taureau par les cornes, j’ai introduit le golf dans huit collèges de Montreuil.»[10]
Ceux-ci ne sont-ils pas en train, par interposition, de réaliser leur propre idéal, celui, déçu auquel on ne renonce jamais ? Leur rêve : appartenir à la jet society, aux VIP et autres happy few ? Je m’voyais déjà…
Je ne sais pas si, dans le cadre de la préparation à Sciences po., les malheureux élus vont jouer au golf le dimanche matin avec ou sans leurs potes de Sciences po., mais ce que je sais d’expérience, c’est qu’ils ont déjà l’arrogance de ceux qui ont beaucoup d’argent, et que, même si encore avec maladresse, ils s’y connaissent à singer les élites d’une façon grotesque. Il est bon et bien qu’un manager soit, et on le désigne comme tel, un tueur. Est-ce par mimétisme que l’un de ces malheureux élus ait agressé plusieurs élèves (de préférence des jeunes filles) depuis le début de l’année ? On les choie, on les flatte ; ils nous méprisent. Et ils ont bien raison. Ils sont devenus si « ambitieux » qu’ils se croient investis d’un pouvoir absolu, et du point de vue de l’excellence intellectuelle, ils valent autant que certaines élites professionnelles. Non seulement, ils ne savent rien de leur ignorance, mais, du point de vue de ce qu’on appelle la culture générale, ils ne savent rien. Est-ce que cela les met mal à l’aise ? Peut-être serait-il salvateur, dans le cadre de la préparation à Sciences po., de leur faire lire… Le bourgeois gentilhomme.
Alain Finkelkraut : En guise de clôture, le philosophe républicain ajouta à l’endroit du directeur de Sciences po. : « Je ne peux que souscrire à l’objectif tel que vous le décrivez. »
Gilbert
Molinier
Professeur
de philosophie
[1] France-Culture, Répliques, 26 mai 2001.
[2] Le Monde, 27 mars 2001.
[3] Libération, 09 mars 2001.
[4] http://www.ifrance.com/tocqueville
[5] K. Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Editions sociales, 1966, p. 47.
[6] France-Culture, Répliques, 26 mai 2001.
[7] K. Marx, Ibid., p.46, « Si, dans certains Etats […] des établissements d’enseignement supérieur sont également ‘gratuits’, cela signifie seulement qu’en fait ces Etats imputent sur les chapitres du budget général les dépenses scolaires des classes supérieures. »
[8] Ces propos ne sont pas inventés. Ils ont été prononcés par un professeur assurant la préparation des élèves à l’examen d’entrée à Sciences po. au cours d’un conseil de classe où un élève prépare l’examen d’entrée à Sciences po.. Toute l’assemblée, proviseur inclus, opina.
[10] Ces propos ne sont pas inventés. Voir, « Le nouveau proviseur du lycée Blanqui. Un enfant du 93 », in à Saint-Ouen, n°11, novembre 2003.