L’OR DE L’OREAL

OU

LA VIE DE FAMILLE

 

On trouve dans la note FA/FB n° 80 l’information suivante : « Je vous prie de bien vouloir autoriser les classes qui ont cours avec vous le mercredi 12 mars de 11 heures à 14 heures à participer à une rencontre-débat avec la société l’ASCAD-Saint-Ouen (L’Oréal) représentée par son directeur du personnel ; M. Jöel Tronchon, qui a accepté d’animer une séance d’information sur le  fonctionnement d’une grande entreprise et la gestion des ressources humaines. » On ajoute que cette action a « un caractère exceptionnel qui comporte un certain intérêt pour nos élèves par sa relation directe avec le référentiel technologique. »

 

Décidément, l’administration du lycée Auguste Blanqui, toujours juchée sur les cimes consensuelles, reste à la pointe du progrès pédagogico-politique. Elle n’en rate pas une ! Après avoir sponsorisé une banque privée (le CIC-Saint-Ouen) aux frais des contribuables pour que celle-ci vienne ramasser des clients dans l’enceinte même d’un établissement scolaire, on tape dans le cosmétique.

 

Quelle muse maligne a piqué les organisateurs de cette très mauvaise plaisanterie ? Passons sur la délicatesse consistant à informer au dernier moment les professeurs concernés. Les élèves retiendront de cette politesse faite à leur endroit que l’or et les cosmétiques, surtout lorsqu’ils signent l’alliance de l’éphémère et de l’increvable, valent mieux qu’un cours de philosophie. Ils le savaient déjà.

 

Un parfum de scandale

 

Mais le plus grave, et je suis malheureusement presque sûr qu’ici, cela ne provoquera aucun remous, c’est le choix de l’entreprise. Pourtant, le nom du père fondateur de L’Oréal a quelque chose de séduisant : Eugène Schueller (l’élève). Et excellent élève, il le fut. Mais il faut aussi rappeler qu’en matière de « gestion des ressources humaines », L’Oréal et son père fondateur s’y connaissent d’une façon très spéciale. En effet, « en matière politique, ses choix seront désastreux, le rapprochant des milieux de la collaboration pendant l’Occupation. »[1]. L’Express ajoute : « L’Oréal […] reste marquée au fer rouge par l’ambiguïté de son père fondateur, un entrepreneur de génie […] il manque toutefois cruellement de lucidité politique et n’hésite pas à se compromettre devant des auditoires et dans des journaux parmi les plus détestables de l’époque. »[2]

 

Dans un livre publié en 1941, La Révolution de l’économie , il écrit :

« Je sais bien que nous n’avons pas la chance des nazis, arrivant au pouvoir en 1933. ils avaient le temps. Ils ont pu mettre deux ans, trois ans à s’organiser. Nous n’avons pas les cadres que les Allemands avaient à cette époque. Nous n’avons pas la foi du national-socialisme. Nous n’avons pas le dynamisme d’un Hitler poussant tout le monde. »[3]   A quoi pensait-il alors ? A ses collègues chimistes de IG Farben ?, de Hoechst ? A leurs exploits en matière de Führung der menschliche Vorräte ?

 

Dirigeant du MSR (Mouvement social révolutionnaire), dont Eugène Deloncle disait : « c’est […] l’homme le plus important du mouvement », il souscrivait au programme du mouvement :  « Nous voulons construire la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne nationale-socialiste et toutes les autres nations européennes libérées comlme elle du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie […@] régénérer racialement la France et les Français […] donner aux juifs qui seront conservés en France un statut sévère les empêchant de polluer notre race. »

 

Il n’en sera sans doute pas question. On causera de la beauté des femmes maquillées par L’Oréal. Tiens, mon ange, on te parlera de l’amour d’une fille pour son père ! En effet, Liliane Bettencourt aime à dire : « Je suis surtout la fille d’un père. Elever une petite fille, pour un homme qui a construit sa vie à 300 a l’heure, ce n’est pas facile. Ce n’est pas ordinaire non plus pour une petite fille d’admirer un homme à ce point. Il m’a donné le goût de la vie comme le jour qui se lève. Il m’a donné le sens de l’effort. Ne serait-ce que pour cela, je le bénis. »[4]

 

Sans doute aime-t-elle tout autant son mari, André Bettencourt, qui fut ministre du général de Gaulle ! Mais « L’histoire a parfois d’aîgres renvois. En 1995, deux hommes d’affaire en conflit avec L’Oréal exhumèrent des articles qu’il publia dans l’hebdomadaire pétainiste de la Terre française jusqu’en 1942. Ouvertement et odieusement antisémites. Monsieur s’est fait discret depuis, abandonnant son siège de député de Seine-Maritime, mais dirigeant cependant le Courrier cauchois, deuxième hebdomadaire régional français. »[5] Lui aussi était sans doute un spécialiste de la gestion des ressources humaines.

 

Voilà ce qu’il écrivait le 12 avril 1941 : « Les juifs […] n’espèrent plus. Pour eux, l’affaire est terminée. Ils n’ont pas la foi. Ils ne portent pas en eux la possibilité d’un redressement. Pour l’éternité, leur race est souillée par le sang du juste. Ils seront maudits de tous. »

 

Chez les Schueller-Bettencourt, on a quand même le sens de la morale : « Eugène inculque à sa fille une discipline de vie, le goût de l’effort, la ponctualité… »[6] Mais ne sont-ce pas ces qualités que le Passeport pour Blanqui exige des élèves ? « Exigences disciplinaires, insistance sur la ponctualité, l’assiduité, la tenue, respect des règles de communication, travail régulier » ? Scandalisés par ces drôles d’histoire, les élèves de l’Ecole Nationale de Chimie, toujours honorés de la présence des Bettencourt se sont émus. A l’époque, ils ont constitué une association dont la devise était : « Ceux qui ne se souviennent pas de l’Histoire sont condamnés à la revivre. »

 

Une malédiction ou un choix politique ? Tout cela fait aussi partie de l’héritage familial. Heureusement, lorsqu’on a du fric, on a des potes.

 

Les potes de Bettencourt

 

« Papa complota dans les cercles d’extrême-droite de la Cagoule avant de verser dans la collaboration durant la guerre. La Libération fut une épreuve. Par chance, un jeune homme de bonne famille lyonnaise, rallié tard à la Résistance, aida, appuyé par deux employés de L’Oréal, François Mitterand et François Dalle, à mettre un terme aux investigations du comité d’épuration des industries chimiques. Il s’appelait André Bettencourt… »[7]

 

 

Chacun de nous a ses petites faiblesses. « Une fois, une seule, elle a privilégié son intérêt personnel. C’était en 1974. Depuis plusieurs années, le président Pompidou, en ancien banquier avisé, conseillait à son amie Liliane de diversifier sa fortune, totalement investie en actions L’Oréal. Et, une semaine avant la mort du président, on apprenait que la Direction du Trésor avait donné sa bénédiction à un contrat d’apport entre Liliane Bettencourt et le géant mondial Nestlé : 46,3% du capital de l’Oréal prenaient ainsi le chemin de la Suisse, échangé contre 4% d’actions de la multinationale qui revenaient à la propriétaire du groupe français. »[8]

« En 2000, elle a reçu, par exemple, de l’Oréal et de Nestlé, plus de 559 millions de francs. Il faut y ajouter les jetons de présence[…] dont le montant reste secret. »[9]

 

Que le vent tourne et l’homme tourne. Les années Mitterand sont aussi celles de la constitution de nouvelles fortunes (dont les heureux détenteurs son presque tous membres du P.S.). Alors, on s’adapte. On trouve toujours ses laquais. Infatigable défenseur des droits de l’homme, le camarade Kouchner, alors ministre de la Santé eut ce mot gentil lorsqu’il remit la Légion d’Honneur à Liliane Bettencourt. Elle l’avait bien mérité : « Vous auriez pu vous contenter d’être fortunée ou d’être belle, et vous aviez les deux qualités. »[10]

 

31ème édition de l’élégantissime Trophé Lancôme. On y retrouve la princesse Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme, le banquier Antoine Bernheim, et l’inévitable… Luc Ferry. Sans doute négociait-il déjà un contrat de partenariat avec le lycée Auguste Blanqui !

 

 

L’or de Bettencourt 

 

Comment, lorsqu’on travaille avec application et qu’on économise, peut-on devenir milliardaire ?, voilà ce que le chef du personnel expliquera sans doute aux élèves qui ne pensent qu’à ça !

 

L’Oréal : «[…]  la plus grande nébuleuse de crèmes, parfums, shampoings, laques… ».  Ce que la langue de bois gestionnaire nomme « référentiel technologique »[11]. Comme la famille Albrecht en Allemagne (3ème fortune mondiale, Aldi), on vend du sûr : savons, savonnettes… Pardi, tout le monde se lave ! « La vocation de L’Oréal est d’offrir aux consommateurs à travers le monde des bonnes propositions en matière de cosmétiques. Grâce à nos produits et à nos conseils, nous souhaitons répondre à ce besoin universel de beauté, de soin et de bien-être. »[12]

 

C’est ainsi que « Le premier milliardaire français est une française. Liliane Bettencourt, qui, à la tête d’une fortune estimée à 14,9 milliards de dollars, arrive en 12ème position au classement mondial. »[13]

 

« […] le plus gros patrimoine de France, celui de Liliane Bettencourt, l’héritière de L’oréal, est estimé à 123 milliards de francs, 66 milliards de plus qu’il y a deux ans. Cela veut dire que, par la grâce de la croissance et de l’envolée boursière, son magot a grossi de 3, 9 millions par heure. 87 000 fois le SMIC ! »[14]

 

Femme fidèle et reconnaissante : « […] ses deux managers fétiches se sont révélés de formidables machines à créer de la valeur. Pour tous les actionnaires, mais pour Liliane Bettencourt en particulier : l’ami Dalle a fait croître ses actifs dans L’Oréal de 60 millions à 7 milliards de francs en vingt ans, tandis que le fidèle Owen-Jones les faisait bondir à près de 100 milliards (15,9 milliards d’euros). […] elle va toucher cette année une centaine de millions d’euros. »[15] 48 000 salariés, 2500 chercheurs, 283 filiales et 46 usines dans le monde. Vichy, Cacharel, Biotherm, Synthélabo, Helena Rubinstein, Monsavon, Dop, Ambre solaire…

 

Chaque seconde, L’Oréal vend 85 produits cosmétiques ! En l’espace de deux ans, la famille se serait enrichie de 10,4 milliards d’euros. Autrement dit, de quelque 14,2 millions d’eurios par jour (93 millions de francs) ou 590 000 euros (3,9 millions de francs)  par heure… En comptant les heures de sommeil ![16]

 

Un peu d’argent de poche : Eliane Bettencourt reçoit une fois et demi le SMIC par heure. Une vraie championne.

 

Je laisse de côté le patrimoine immobilier, maisons, châteaux et terres, tableaux de Matisse, Monet, Picasso…

 

Je laisse de côté les conditions de travail des salariés, leurs salaires… parce que, ce qui est important, c’est ce qui fait le charme de l’entreprise, c’est sa « capacité à créer de la valeur pour les actionnaires. A aucun moment il ne sera question de Balzac, celui qui écrivait : « A l’origine des grandes fortunes, il y a toujours de grands crimes. » Mais au fait, qui est Balzac ?!

 

 

 

De qui se moque-t-on ?

 

L’« ennui s’affiche, est devenu plus ‘ostensible’, selon l’expression de Philippe Meirieu, qui cite l’usage du walkman, le maquillage, la lecture des magazines en plein cours »[17] Homme du monde, je suis sûr que le chef du personnel en visite au Lycée Auguste Blanqui,  en même temps qu’il aura expliqué aux élèves comment devenir un honnête milliardaire, aura apporté quelques petits cadeaux dans son attaché-case, un tube de rouge à lèvres pour les filles, un shampoing pour les garçons. Je serai ainsi le témoin du seul bénéfice pédagogique de l’entreprise en assistant aux scènes de maquillage en classe. 

 

Peut-être proposera-t-il, en forme d’avenir professionnel, le poste de successeur de Nathalia Imbruglia, actuelle visage de la marque ? Jeune et jolie, Nathalia Imbruglia vient d’intégrer « l’écurie L’Oréal... un bon cheval ! ». En l’occurrence, le cheval s’est vendu en signant « un contrat de 127 000 euros »[18]. Un porte-parole du groupe déclarait : « Nathalie a tout pour être la parfaite ambassadrice de nos cosmétiques. Elle est connue autant pour son charme authentique et sa force de caractère que pour sa beauté. » J’ajouterai, et pour son humour ! En effet, son dernier single s’intitule, clin d’œil à Eugène Schueller, Beauty on the fire.

 

Pourquoi n’a-t-on pas invité un des gestionnaires du Rectorat de l’Académie de Créteil ? Certains d’entre eux ont déjà une certaine expérience de collaboration avec banques, entreprises privées ainsi qu’en matière de gestion des ressources humaines ?

 

Cette note d’information se termine par ces quelques mots délicieux : « Tout aménagement d’emploi du temps pour récupération éventuelle pourra être envisagée avec les équipes pédagogiques

Comptant sur votre collaboration. »  

Eh bien non, qu’on ne compte pas sur moi ! Je ne suis ni flexible ni, vu les circonstances, un collaborateur.

 

Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 



[1] http://www.challenges-eco.com/articles/p182/a21932.html

[2] L’Express, 11 avril 2002.

[3] Ibid..

[4] L’Humanité, samedi-dimanche 2-3 décembre 2000.

[5] L’Humanité, samedi-dimanche 2-3 décembre 2000.

[6] B. Abescat, La saga des BETTENCOURT, Paris, Plon, 2002, p. 59.

[7] L’Humanité, samedi-dimanche 2-3 décembre 2000.

[8] http://www.challenges-eco.com/articles/p182/a21932.html

[9] L’Express, 30 novembre 2000.

[10] http://www.challenges-eco.com/articles/p182/a21932.html

[11] Les garde-rouges pédagogues du ministère nomment ballon, « référentiel bondissant ».

[12] http://www.loreal.com/fr/carriere/loreality/culture.asp

[13] http:///www/lemonde.fr/article/0,5987,3210--311062-VT,00.html

[14] Capital, n° 111, décembre 2000.

[15] http://www.challenges-eco.com/articles/p182/a21932.html

[16] B. Abescat, La saga des BETTENCOURT, Paris, Plon, 2002, p. 28.

[17] Le Monde, 13 janvier 2003.

[18] http://imbruglia.free.fr/home.htm