LA NOUVELLE LANGUE DE BOIS PEDAGOGIQUE

 

A propos d’un étrange « passeport pour Blanqui »

 

Un vent de révolution souffle sur l’école. Tout y est nouveau : les « publics », les « programmes », les « méthodes », la « pédagogie », la « gestion », l’« évaluation »... Ces nouveautés sont bien réelles et agissantes. Or, si l’on fait souvent état des exploits des nouveautés pédagogiques, on fait beaucoup moins référence à la nouvelle langue en usage à l’école. Et pourtant, elle n’est déjà plus langue de spécialiste, elle est devenue la langue commune du fonctionnaire de base du Ministère de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la recherche, comme des syndicalistes, parents dits d’élèves... Aussi, cette langue de bois constitue la culture de base du pédagogue, éducateur... modernes. Le programme de l’école n’est-il pas tout entier contenu dans les plis et contours que dessine cette nouvelle langue ? Pour mémoire, on évoquera brièvement le nom de Victor Klemperer qui rappelait, dans les circonstances que l’on connaît, que la langue « […] désigne l’esprit d’un temps. »[1] ; celui de Mikhaïl Bakhtine qui, dans des circonstances aussi pénibles remarquait que « La langue est l’arène où se joue la lutte des classes »[2] ; et, plus récemment, celui de Peter Sloterdijk rappelant que notre époque est marquée par une « guerre civile sémantique planétaire » (semantische Weltbürgerkrieg)[3].

 

Ici, nous en proposons un exemple à valeur monadique, cas d’école, pourrait-on dire. Chaque rentrée scolaire, les élèves du lycée Auguste Blanqui[4] reçoivent ce qui s’appelait naguère encore CARNET DE L’ELEVE, CARNET DE CORRESPONDANCE... Cette année, on leur a distribué, ainsi qu’aux professeurs, un PASSEPORT POUR BLANQUI. Un texte de BIENVENUE AU LYCEE BLANQUI l’accompagne. Il est signé : Le proviseur.

 

Ce titre pourrait conduire à la rêverie. Passeport ? ! On quitte le port pour de nouveaux rivages. « Homme libre, toujours tu chériras la mer. »... Passeport pour Blanqui s’offre comme une promesse de voyages et d’aventures, il aurait pu enchanter Bouvard et Pécuchet. L’auraient-ils lu comme brochure sortant d’un service du ministère du Tourisme et des Loisirs ?.. Comme un « carnet d’accueil » rédigé par le service de communication d’un organisme de voyage pour le confort des vacanciers ? On dira que Passeport pour Blanqui sonne comme Passeport pour les Seychelles. Flaubert en aurait sans doute conclu, comme Jean-Jacques Rousseau, à l’existence de « ces risibles établissements scolaires »[5]. Mais ce dont on peut rire n’est pas nécessairement réjouissant ! En fait, ce texte de Bienvenue au lycée Blanqui a la consistance de la langue étouffante dont Klemperer fut le philologue attentif et inquiet. On croit entrer dans un nouveau pays, mais on reste, comme disait Aragon en moments incertains, « ... en étrange pays dans mon pays lui-même... »

 

Mais comment donc, par quelle ruse sémantique, par quel acrobatie linguistique, un simple carnet, objet d’administration ordinaire, devient un Passeport, objet éminemment politique ? Et quel en est le contenu ? On en vient à se poser quelques questions : « Atteint par la postmodernité, qu’est-ce donc qu’un lycée d’aujourd’hui? » « Atteint par le souffle de la révolution permanente, qu’y fait-on ? » « Atteint par la révolution culturelle, qui l’habite ? »

 

 

LE LYCEE COMME ESPACE-TEMPS VIDE...

 

Un espace comme un lycée peut être défini par ses limites (entrée et sortie) et par son contenu. Ce cadre détermine à son tour la consistance du lieu. Reprenons ce terme de passeport mis en lieu et place de carnet. N’est-ce pas là ce que Le petit Robert[6], nomme, en l’espèce, non sans rire, barbarisme : « utilisation d’un mot dans un sens qu’il n’a pas ». Il faut convenir qu’il définit une étrange porte d’entrée. Le même dictionnaire, canonique référence scolaire, indique une et une seule signification pour passeport : « Pièce certifiant l’identité, délivrée par la préfecture à un ressortissant pour lui permettre de se rendre à l’étranger. » Alors, en franchissant la porte d’entrée du lycée, entre-t-on en pays étranger ? Entre-t-on en zone franche ? Le droit français n’y a-t-il plus court ? Le lycée est-il en position d’extraterritorialité ? Comment des jeunes ne pourraient-ils pas ressentir, même confusément, qu’au moment où ils entrent sur leur territoire d’élèves, ils en sortent ? Ce qui ne peut manquer de produire une étrange impression. Comment ne peuvent-ils pas en retirer l’impression, même vague, que ce lieu n’est pas un lieu pour eux et que, finalement, ils n’y sont pas vraiment les bienvenus. Flaubert aurait peut-être imaginé que monseigneur Gaillot, discrètement mis au parfum de la nouvelle, aurait en douce fait passer le mot à tous les sans-papiers… : « Vous voulez un passeport ? Inscrivez-vous donc au lycée Auguste Blanqui ! » Klemperer, inquiet, et pour cause, aurait sans doute remarqué l’importance de ce léger glissement des fonctions. On passe insensiblement de l’autorité rectorale à l’autorité préfectorale, du ministère de l’Instruction publique à celui de l’Intérieur, d’un lieu d’enseignement à un lieu de contrôle... Le lycée, espace clos, est un devenu espace extérieur à lui-même, un espace étranger à lui-même.

 

Celui qui, muni de son passeport, entre au lycée, n’est pas sans savoir. On écrit, en effet, « Vous savez déjà qu’au lycée Blanqui, à condition de respecter les consignes données, vous avez de fortes chances de succès […] ». Pourquoi a-t-on besoin d’un passeport pour entrer dans un pays, connu, si bien connu, comme si c’était le sien ? Ce savoir ne peut pas ne pas imprimer un certain cours aux études. Parole rassurante ? Non pas, sinon en apparence. Car ce savoir déjà là ne peut qu’abolir toute volonté de savoir ! Certes, il est des peurs terrorisantes, paralysantes ; mais il existe aussi une sorte de suffisance bien plus redoutable, parce que sournoisement démobilisatrice. Car une épreuve qui n’est pas éprouvante retire toute peine, donc toute joie. Rendant superflu tout effort, elle abandonne la musculature à sa mollesse. Elle fortifie la paresse. On entre en pays de langueur. C’est vrai, nous l’avons souvent remarqué, c’est bien parce que les élèves savent à quelles conditions on leur donnera le diplôme qu’ils ne veulent et ne peuvent plus étudier ! On pourrait même dire que ce diplôme est donné sous la condition de ne pas étudier. Ce savoir est d’ailleurs si institutionnalisé que nombre d’entre eux se demandent ce qu’ils font là, se contentant d’attendre la fin de l’année. Ils jettent l’ancre. Erigé en institution, ce savoir vide l’espace lycée de sa raison d’être. Il transforme la porte d’entrée en porte de sortie qui, cependant, se trouve à l’autre bout. En même temps, on leur indique ce qui importe : la porte de sortie, de l’autre côté...

 

A l’autre extrémité de cet espace, on trouve d’abord que, certaines conditions satisfaites « [...] doivent nous permettre d’atteindre, ensemble, le premier objectif : obtenir le diplôme visé. » Inutile de gloser sur ce nous, sur cet ensemble, vocabulaire incestueux de la culture d’entreprise, conviviale et communautaire[7]. Ici, il ne fait qu’indiquer que l’obtention du diplôme visé ne vise qu’à satisfaire des tableaux statistiques. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est le diplôme visé ; sans doute faut-il pour l’atteindre,... chausser des visières ! Ne confond-on pas ici, le bout de l’année et le but des études ? N’est-ce pas le plus sûr indice que les uns installent les autres dans un refus d’apprendre légitimé administrativement. Plus encore, le cauchemar du professeur n’est-il pas celui-ci , d’avoir en face de lui des élèves qui ne travaillent que pour obtenir le diplôme visé ? Que les élèves s’inscrivent dans cette prison, on devrait consacrer toutes ses forces à les en sortir. Qu’on les conforte dans cette aliénation doit être redouté et combattu.

 

Plus intéressant encore, s’il n’est question qu’une seule fois d’acquisition de connaissances, elles sont seulement celles « permettant la délivrance d’un diplôme ». Parce que, nouveauté, le lycée est « plus qu’un lieu destiné à acquérir les connaissances. ». A vouloir être plus qu’un lycée, le lycée ne devient-il pas alors autre chose qu’un lycée ? On ajoute que [...] notre souci commun doit demeurer ‘l’après-lycée’ ». N’est-ce pas déjà pénaliser l’avenir en invalidant le présent. Cette figure est connue, trop connue… Mais où et en quels pays, un ministère ambitionne-t-il de prendre en charge la jeunesse dès sa plus tendre enfance jusqu’à la post-puberté ? De quel fantasme de maîtrise cela relève-t-il ?

 

Mais alors, demandera-t-on, déchargé de sa fonction d’enseignement, sinon attendre la fin de l’année, que fait-on dans ce lycée ? Ou, pour poser la question autrement, comment entretient-on le grand sommeil ? Eh bien, on y organise un marché, sur la base d’un chantage permanent, sans cesse remis en question, sans cesse renégocié, marchandage épuisant, dont les uns et les autres jouent, chacun avec ses armes, utilisant tantôt celles de la séduction, tantôt celles de la menace : « [...] à condition de respecter les consignes données, vous avez de fortes chances de succès quelle que soit la voie choisie ». L’enseignement n’y est pensé qu’au négatif. Le petit Robert indique à consigne : « Instruction stricte donnée à un militaire, un gardien, sur ce qu’il doit faire. »

 

Quelles sont ces consignes ? « Exigences disciplinaires, insistance sur la ponctualité, l’assiduité, la tenue, respect des règles de communication, travail régulier »… On notera d’abord que le rappel de ce que Kant nommait la « partie négative »[8] de l’éducation à des élèves qui ont 19, voire 20 ans et plus, suppose que 12 années de scolarité n’ont produit aucun effet. On pointera le danger que recèle cette soumission lorsqu’elle n’est qu’une fin à atteindre et non le moyen à partir duquel il est possible d’apprendre. C’est pourtant ce dont nos voisins Allemands nous préviennent. Ils nomment vertus secondaires (Sekundärtugend[9]), amour de l’ordre, application, ponctualité, politesse (Ordnungsliebe, Fleiß, Pünktlichkeit, Höflichkeit). Ils précisent justement, et ils savent de quoi ils parlent, que « La soumission à la ponctualité, à l’ordre et à la politesse peut aussi bien conduire à la libération des individus qu’à Auschwitz. »[10]. Mais le plus intéressant dans cette énumération tient sans doute au fait que le travail régulier, je ne dirai même pas le savoir, les connaissances, puisqu’il n’en est plus question, s’y trouve flanqué en cinquième position ! Quand je pense qu’à l’époque de Victor Klemperer, Erika Mann se lamentait que sur la Wertscala (l’échelle de valeurs) de l’école nazie où le savoir (das Wissen)[11] ne s’y trouvait plus qu’en quatrième position : « […] sous le troisième Reich ; le ‘savoir ‘ ne vient qu’en quatrième position sur l’échelle des valeurs à partir de laquelle les professeurs jugent les élèves. Sont d’abord jugés hérédité, caractère et corps. »

 

Nous sommes face à une débâcle programmée. J’emploie à dessein le terme de débâcle. On sait qu’il désigne aussi un certain moment de l’histoire, justement celle que Marc Bloch analyse dans L’étrange défaite. Il y est beaucoup question d’une certaine incompétence des élites dont la cause « s’origine dans l’intelligence et la formation ». Analysant les causes de cette débâcle, Il écrivait : « Il y a deux mots que je voudrais voir rayés du vocabulaire militaire : ceux de ‘dressage’ et de ‘mise au pas’ ». On échange donc une coquille vide, appelée diplôme visé, contre le silence de la vie présente. Ce qui importe d’abord, c’est que les élèves n’apprennent rien ou, mieux, c’est qu’ils apprennent à ne pas apprendre, qu’ils apprennent seulement à « se soumettre aux évaluations », qu’ils fassent semblant d’apprendre. Le reste, « [...] vous avez de fortes chances de succès » est une simple question de probabilité, à la bonne fortune du pauvre… Ou bien, (petit Robert), ici, on dit succès comme Stendhal écrit : « Les succès que lui avaient valu ses grands yeux bleus. »

 

Lorsque l’on a, en toute rigueur, rien à faire, on peut toujours faire des projets, préparer l’avenir. On vient ici pour « développer ses compétences personnelles », « affirmer [ses] centres d’intérêt », « les mettre au service d’un projet de vie ». Vieillerie connue, vieux fantasme de régulation de l’intime. Commentant le programme éducatif de Dühring, Engels écrivait : « Admettons que le jeune citoyen de l’avenir, après avoir terminé toutes ses études, sera enfin assez capable d’être ‘fort de lui-même’ pour pouvoir chercher femme. »[12] Quel programme ! Mais de quel droit devrait-on s’occuper de leur  projet de vie ? Quelle folle prétention s’exprime là ? « Qu’est-ce, à vrai dire, que je fais ? […] telle est la question de la vérité que l’on n’enseigne pas aujourd’hui, […] pour laquelle on n’a pas le temps. Par contre, raconter aux enfants des balivernes, et non la vérité, dire des gentillesses aux femmes qui doivent plus tard être des mères, et non la vérité, parler avec les jeunes gens de leur avenir et de leurs plaisirs, et non la vérité, - cela, on en a toujours le temps et l’envie[13]

 

En attendant que l’avenir soit là, comme on n’enseigne pas, il faut bien s’occuper, occuper le temps. Comment ? ATELIERS, TPE, projets divers, voyages organisés dans une ambiance soft, ludique, calmeront les plus rebelles. Cela fait partie du marché. N’est-ce pas Hegel (ouvrage cité) qui écrivait : « La pédagogie du jeu traite l’élément puéril comme quelque chose de valable en soi, le présente aux enfants comme tel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux, et elle-même à une forme puérile peu considérée par les enfants. En les présentant comme achevés dans l’état d’inachèvement où ils se sentent, en s’efforçant ainsi de les rendre contents, elle trouble et elle altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur. Elle a pour effet le détachement des réalités substantielles, du monde spirituel et d’abord le mépris des hommes, qui se sont présentés eux-mêmes comme puérils et méprisables aux enfants, et enfin, la vanité et la confiance des enfants pleins du sentiment de leur distinction propre. »[14]

 

Et, pour clore le chapitre sur un Witz bien involontaire, on dit que « […] le lycée constitue un espace protégé ; privilégié… » Protégé ?! Diable, mais de quoi ? Des intempéries ? Des tremblements de terre ? Des banques, qui viennent chercher leur cheptel de clients attrapés aux frais de l’Education nationale avec la complicité active de « nombreux professeurs » et de l’administration ? Privilégié ? On a pas osé ajouter « ... lycée de privilégiés... » : 50% des élèves sont boursiers.

 

On objectera que ce lycée assure une préparation à sciences politiques, une autre à l’école normale supérieure. Mais cela aussi, fait partie du marchandage. Le grossiste vit toujours dans l’inquiétude. Lorsque il sent que le marché pourrait lui échapper, il est toujours prêt à faire un cadeau aux petits commerçants. Je rappellerai simplement ce qu’écrivait Malek Boutih dans son livre, La France aux Français ?, Chiche ![15] : « [...] cela consiste un peu à distribuer des cacahuètes aux pauvres. »

 

 

DES PERSONNAGES FANTOMES

 

Cet étrange endroit... est hanté par d’étranges personnages. Dans ce texte de « Bienvenue au lycée Blanqui », dont on pouvait raisonnablement penser qu’il rappelait les caractères particuliers d’un lycée, on ne trouve pas une seule fois les mots  professeur, élève, enseigner, ce qui signe, somme toute, une sorte d’exploit philosophico-littéraire ! On garde le nom et on vide son concept. Les uns et les autres n’y seraient-ils plus les bienvenus ? Y seraient-ils devenues persona non grata ? Serait-il malvenu de vouloir y dispenser un enseignement ? Serait-il incongru de vouloir y être élève ou professeur ? Cette absence a, on l’aura compris, valeur programmatique. Ces trois oublis signent trois fois le même aveu, tout simplement celui-ci, que l’enseignement est désormais, au lycée, une activité accessoire, voire franchement prohibée. Ecrasés par les assauts répétés de la guerre sémantique, les professeurs, donc les élèves, sont contraints de se chercher de nouvelles îles encore inconnues pour s’y livrer à cette activité prohibée, enseigner. Puissent-ils se retrouver !

 

Alors, que reste-t-il ? En lieu et place des professeurs, il y a des « ressources humaines » : « C’est au lycée que vous pouvez trouver les ressources humaines apportant l’aide nécessaire ». On connaît l’extraordinaire fortune de cette expression née aux Etats-Unis dans les années vingt comme human resources, débarquant en Italie peu après sous le terme de risorce umane… avant de terminer sa course en Allemagne comme menschlische Vorräte. Nous avons tous en tête de fameux discours enflammés… Aujourd’hui, la culture managériale a envahi la planète.

 

Le professeur est pourtant à l’école, ce que le médecin est à l’hôpital, ce que le cuisinier est au restaurant… Chacun est, à son endroit, la pièce principale. Si on lui retire sa spécificité, il ne reste plus rien, ou bien ce lieu devient autre chose. Certes, tous les corps de métiers (mot qui a aussi disparu) présents dans un lieu concourent à la bonne réalisation des activités spécifiques à ce lieu, ici enseigner, là soigner, là encore se restaurer… Mais, quelle que soit l’importance de leur fonction, dans un établissement scolaire, les CPE, le proviseur, le cuisinier, l’infirmière… ne peuvent que concourir à la réalisation de l’enseignement. Ils devraient en être des pièces secondes, non pas secondaires, mais secondes. Au lycée, pour peu que ce soit un lieu d’enseignement, ce ne sont pas les « ressources humaines », ce sont les professeurs qui devraient occuper la fonction principale. Et enfin, du moins dans un lieu comme un lycée, l’enseignement vaut plus, d’un point de vue axiologique, que la distribution d’une pilule du lendemain par une infirmière ou celle d’un billet de retard par un surveillant. Certes, la confection des emplois du temps, qui échoit aux chefs d’établissements, est nécessaire ; mais cette activité serait vide de sens si elle avait un autre objet que de permettre aux enseignants d’enseigner. Ce terme de ressources humaines, consacrant la disparition du professeur, nous installe tous, et d’abord les élèves, dans une confusion totale, parce qu’il confond et dilue  les fonctions. Egalisant de droit toutes les fonctions, il introduit de fait, l’enseignement comme fonction quelconque. Valant, en ce lieu, autant qu’une autre, elle ne vaut plus rien.

 

En lieu et place des seconds, les lycéens, il y a… mais qu’y a-t-il, sinon un  vous anonyme. On l’aura compris, s’il n’y a plus de professeurs pour enseigner, il n’y a plus d’élève pour apprendre ! Mais alors, lorsqu’il est lycéen, quel est son statut juridique  ? Les gestionnaires des flux scolaires y voient des choses, rien que des choses ! Il est question de : « VOTRE CARNET d’accueil [...] attestant votre appartenance au lycée Blanqui. » Pourquoi ne pas écrire tout simplement inscription, comme c’est l’usage en droit administratif ? Il faut remonter loin pour retrouver cette sorte de lien d’appartenance :  à propos de l’école nazie, Erika Mann écrit : « L’école qu’il fréquente est une école nazie, l’organisation de jeunesse à laquelle il appartient est une organisation nazie, les films qu’on lui fait voir, des films nazis et sa vie entière, sans restriction, appartient à l’Etat nazi. »[16]

 

La principale qualité des choses, si je puis dire, c’est qu’elles ne parlent pas. On comprend quelle immense peur s’exprime là : la peur que les jeunes parlent. Alors, on leur retire la parole par décret administratif, magiquement. La question reste entière et fait en général retour sous forme de boomerang. Le même petit Robert indique : « Appartenance : 1° Le fait d’appartenir. « Appartenir (à) : Etre à quelqu’un en vertu d’un droit, d’un titre. V. Etre (à). […] 2° (Personnes) Appartenir à quelqu’un. Etre sous l’autorité de quelqu’un (esclave, domestique). « J’appartiens à mon maître ». Etre le bien, la chose de quelqu’un. « Michèle m’appartenait, je ne l’avais encore partagée avec personne (Mauriac). Se donner physiquement. « Etant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais. (Gautier). » Etc.. Petit Robert (suite). Il indique à appartenance : « J’avais conscience de mon privilège, du fait de mon appartenance à la race blanche. (Siegfried)». Décidément, Le petit Robert n’en manque pas une ! 

 

Qu’indique toute une tradition philosophique ? Dans les Principes de la philosophie du droit, on trouve ceci : « Les enfants sont en soi des êtres libres et leur vie est l’existence immédiate de cette liberté seulement. Ils n’appartiennent donc ni à d’autres, ni aux parents comme des choses appartiennent à leur propriétaire. »[17]

 

Reviendrons-nous enfin sur le sol de la simplicité ? Dans Le prophète, on trouve ceci : « Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit, Parlez-nous des Enfants. / « Et il dit : /« Vos enfants ne sont pas vos enfants. / « Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même. / « Ils viennent à travers vous mais non de vous. / « Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. »[18]

 

En outre, sans doute par souci de cohérence, ce vous et cette chose, lorsqu’elles sont nommées,  ne sont jamais désignés comme élève ou lycéen, mais comme ce qu’ils vont advenir, dans l’au-delà du lycée. C’est sans rire que le même texte se termine par cet envol lyrique : « C’est au lycée que vous […] devenez progressivement des étudiants accomplis, des professionnels de qualité et, au-delà, les citoyens de demain. » Sans doute s’agit-il là, sous le terme d’appartenance, de définir complètement ce qu’il en est de la citoyenneté  du point de vue postmoderne ? Il faut en convenir : passer du statut de chose au statut de citoyen est un exploit hors de portée du commun, un fol espoir. Autant vouloir faire parler les tables ! Blanqui distribue les certificats de citoyenneté comme rase le barbier, demain..!, à la fin d’un long et interminable devenir. L’accession à la citoyenneté prendra donc un certain temps pour se concrétiser, peut-être, comme c’est écrit, dans l’au-delà

 

L’appartenance relève des choses, donc du droit commercial, l’inscription relève du nom, donc du droit civil. L’appartenance consiste à s’emparer des corps comme choses, sans distance ; l’inscription nomme des individus en les parlant, instituant ainsi une distance. La première vise à se soumettre un objet ; la seconde vise à l’institution d’un sujet. L’appartenance dit : « Ceci est à moi. » ; l’inscription dit : « Là est ta place. ». N’est-on pas au bord de l’inceste ? La première est réifiante, la seconde humanisante. La première est parole de propriétaire, la seconde, parole d’homme. N’y a-t-il pas, derrière cette volonté de transformer les hommes en chose, une nouvelle tentative de réussir ce sur quoi le communisme réel a échoué : le rêve fou d’abolir tout mouvement ?

 

 

LA POUDRIERE

 

Tel est le lycée d’aujourd’hui, dont celui-ci  est sans doute un  modèle, transformé en véritable désert culturel. Il traduit l’air du temps. C’est à bon droit que Pierre Legendre pouvait écrire : « La question d’une criminalité agencée par les modes administratifs du gouvernement moderne exige d’être explorée, car elle dépasse l’histoire du National-Socialisme. »[19] Ce Passeport pour Blanqui a le mérite de dire l’essentiel de la nouvelle langue de bois pédagogique. Les mots déportés de leur sens, ne créent pas seulement un nouvel espace mental, mais un lycée d’un type nouveau, doté d’un contenu nouveau, hanté par des personnages nouveaux. Les élèves, emportés dans cette tourmente sémantique révolutionnaire, sont exportés dans un nouvel espace où règne le marchandage, marchandage de nature incestueuse. Espace protégé, dit-on. Peut-être, mais alors, c’est l’espace défini par le protecteur, un espace de haute insécurité dont ne peut naître qu’une violence sauvage. Espace privilégié, dit-on. Peut-être, mais alors espace dans lequel quelques-uns s’accordent le privilège exorbitant d’y gérer des hommes parlant comme des stocks de choses. Face à lui, même les critiques les plus critiques apparaîtront bien pâles. Mais, plutôt que de dire : « Madame le proviseur a écrit ce texte et l’a signé ?! », on préférera dire qu’il a été écrit ou que ça a été écrit, tant le ton et le vocabulaire y sont étranges, comme écrits dans une sorte de demi-inconscience, dessinant des espaces scolaires incertains. En tout cas, comme disait Lacan : « […] ça parle, et ça parle là où l’on s’y attendait le moins, là où ça souffre. »[20]. Il méritait aussi d’être commenté en détail, tellement il est typique d’une certaine débâcle de l’enseignement.

 

Ingénieurs de cette régulation perpétuelle, bien que n’en faisant pas les frais, les experts en gestion ou en pédagogie voient sans doute dans ces nouveautés la mise en acte d’une révolution permanente, expression de leur génialité ; le critique vieillissant a une impression de déjà vu, comme le souvenir d’une révolution culturelle pas si lointaine, cruel épisode. Quant à lui, le bon sens repère plutôt le sourd travail de la pulsion de mort, sorte de danse de Saint-Guy, effet d’une folle tentative de transformation de jeunes élèves en choses. Aujourd’hui, il est de bon ton de parler du manque de repères de la jeunesse. Comment de jeunes lycéens appartenant à un lycée plus que lycée pourraient-ils se retrouver ? Comment pourraient-il trouver leur place en lisant un tel charabia ? Un tel désordre dans la langue n’inscrit-il pas le désordre dans les têtes ? Comment peut-on s’étonner que de nombreux élèves développent toutes sortes de symptômes bizarres lorsqu’on leur dit qu’ils sont dans un lycée qui n’existe pas comme lycée ? Naguère lieu d’enseignement des disciplines, celui-ci n’est-il pas devenu un lieu spécifique d’incorporation de la discipline ? Est-ce ainsi, en occupant les élèves à quelques ateliers et ambitieux projets, qu’on prévoit de réaliser cette fumeuse égalité des chances entre les enfants de pauvres et les enfants de riches ? A une certaine époque, on considérait qu’un lycée était un lieu d’enseignement des disciplines ; celui-ci est devenu un lieu spécifique d’incorporation de la discipline. S’étonnera-t-on que toutes les remèdes proposés ne font qu’aggraver les symptômes ?

 

Voilà plusieurs années que l’auteur de ces lignes, professeur de philosophie dans ce lycée de la banlieue parisienne, a la conviction de travailler dans un centre d’expérimentation[21], une sorte de laboratoire, où de prétendus experts en pédagogie et de non moins réels experts en ordre public essaient de résoudre une question délicate mais d’une importance capitale : « Comment pacifier les jeunes des banlieues ? » C’est-à-dire, comment les maintenir dans une sorte de grand sommeil. Car c’est un fait massif : ce ministère craint autant ces jeunes qu’il les méprise. Pour ce faire, il est prêt à tout. Car à ses yeux, ceux-ci représentent un danger majeur. Et il sait pourquoi. Le marché qu’on leur propose : « Ton silence contre le baccalauréat » est un élément du dispositif général. Il ne tiendra que pour autant que les élèves feront semblant de croire qu’ils échangent quelque chose (la force de leur jeunesse) contre quelque chose (le vide d’un diplôme visé). Que se passera-t-il le jour où ils s’apercevront qu’il s’agit d’un marché de dupes ? Que se passera-t-il le jour où ils s’apercevront que ceux en qui ils avaient confiance les trahissaient ? Vingt années de consensus, de cohabitation et de gauche plurielle ont conduit à un véritable désastre et transformé les banlieues des grandes villes en autant de poudrières. Terminant son analyse du programme de Dühring en matière d’éducation, Engels écrivait : « Qu’il nous soit permis de prendre congé de notre sujet, […] et de résumer notre jugement d’ensemble sur M. Dühring par ces mots : irresponsabilité due à la folie des grandeurs. »[22]

Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

 

 

 

 



[1] V. Klemperer, L.T.I., La langue du Troisième Reich, Paris, Albin Michel, 1996, p.32, traduction d’Elisabeth Guillot.

[2] M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Paris, Editions de Minuit, p.4.

[3] P. Sloterdijk, « Schröders Differenz oder die Stimme Europas », Frankfurter Rundschau, 26 septembre 2002.

[4] Lycée Auguste Blanqui, Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis, Académie de Créteil.

[5] J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

[6] Pour mieux faire percevoir au lecteur la série de révolutions opérées sur la langue par les réformateurs de l’école, mais aussi l’étendue du trouble qui peut s’installer chez les élèves, comme celle des malentendus qui arrivent inévitablement, j’ai repris, chaque fois que nécessaire, les définitions du dictionnaire qu’ils utilisent le plus volontiers lorsqu’ils rencontrent une difficulté.

[7] J.-P. Le Goff, Le mythe de l’entreprise, Paris, La Découverte, 1995, 307p..

[8] E. Kant, Traité de pédagogie, Paris, Paris, Hachette, 1981, p.44, traduction de Pierre-José About.

[9] C. Adam, Bildungslücken, Stuttgart, Neschke Verlag, 1997. Voir notamment Bernhard Bueb, « Apologie der Sekundärentugend », p. 78-85.

[10] Ibid.

[11] E. Mann, 10 Millionen Schüler, Die Erziehung der Jugend im Dritten Reich, Verlag neues Leben, Berlin, 1988, p. 60. « Wie wir gehört haben, steht das ‚Wissen’ an vierter und letzter Stelle auf der Wertskala, nach der Leherer wie Schüler gemessen werden im Dritten Reich – erst kommen Erbanlagen, Charakter und Körper. » (Traduction G.M.) .

[12] F. Engels, Anti-Dühring, Paris, Editions sociales, 1969, p.361, traduction d’Emile Botigelli.

[13] F. Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, Folio, 1989, p150, §196, traduction de Julien Hervier.

[14] Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, Idées, 1979, p. 210, §. 175, traduction d’André Kaan.

[15] M. Boutih, La France aux Français? Chiche !, Paris, Les mille et une nuits, 2002, p.74.

[16] E. Mann, Zehn Millionen Kinder. Die Erziehung der jugend im Dritten Reich, Berlin, Verlag Neues Leben, 1988 p.19. « Die Schule, die es besucht, ist eine Nazi Schule, die Jugendorganisation, der es angehört, ist eine Nazi-Organisation, die Filme, zu denen man es zulässt, sind Nazi-Filme, und sein Leben gehört ohne Vorbehalt dem Nazistaat. »

[17] Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, Idées, 1979, p. 209, §. 175, traduction d’André Kaan.

[18] K. Gibran, Le prophète, Paris, Casterman, 1986, p. 19, traduction de Camille Abousouan.

[19] P. Legendre, Le désir politique de Dieu, Etude sur les montages de l’Etat et du droit, Leçons VII, Paris, Fayard, 1988, p. 359.

[20] J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage dans la psychanalyse », in Ecrits, Paris, Le Seuil, 1967.

[21] G. Molinier, La gestion des stocks lycéens, Idéologies, pratiques scolaires et interdit de penser, Paris, L’Harmattan, 2000.

[22] F. Engels, Anti-Dühring, Paris, Editions sociales, 1969, p.364, traduction d’Emile Botigelli.