Gilbert Molinier
Professeur de philosophie
A monsieur le proviseur,
A madame le proviseur-adjoint du
Lycée Auguste Blanqui, Saint-Ouen
Paris, le 24 avril
Madame, monsieur,
voilà plus de trois semaines que je vous ai fait parvenir un courrier concernant l’organisation au lycée Auguste Blanqui, par vos soins et sous votre autorité, d’un jeu nommé - Masters de l’économie - patronné par une banque privée assurant ainsi sa publicité dont, dois-je vous le rappeler, l’objectif n’est autre que de transformer les jeunes dont nous avons en charge l’éducation, en clients de la dite banque dans le meilleur des cas et, en boursicoteurs de bas étage dans le pire des cas, savoir des oies à plumer en cas de crack boursier, ce que chacun, ayant atteint un niveau de seconde des lycées doit savoir, et que quiconque peut lire dans n’importe quel journal spécialisé (Il y a pléthore de revues de ce style au CDI du lycée).
Je suis fonctionnaire de l’Etat en poste dans cet établissement depuis plusieurs années déjà et je dois vous dire encore une fois que la cohérence et le caractère pédagogiques de nombre d’activités qui s’y pratiquent et s’y développent m’échappent complètement. Je souhaiterais donc que vous preniez le temps d’expliquer à un fonctionnaire perplexe le sens de ce qui se passe dans cet endroit, soit la politique d’établissement. Je me place du point de vue auquel je dois, es qualités, me soumettre : celui d’un professeur ayant une mission d’enseignement d’une discipline.
Comptant sur votre attachement au bien public et au service de l’Education nationale, j’avais naïvement espéré recevoir dans des délais plus brefs une réponse argumentée de votre part concernant notamment l’intérêt pédagogique de la mise en place de telles activités. J’avais, en outre, attiré votre attention sur un certain nombre de questions d’ordre éthique et politique que ne manquent pas de poser l’introduction, dans l’école de la République, de telles pratiques dont le caractère purement commercial ne pouvait vous avoir échappé. En particulier, cette activité boursière, dite ludique, n’est manifestement ni ludique ni pédagogique : elle est partisane, honteusement partisane en ce lieu. Il se peut que les questions que je vous ai posées aient eu un caractère trop technique, parce que relevant d’une spécialité philosophique, seulement accessible aux élèves de terminale ayant encore gardé cette espèce de fraîcheur enfantine qui enchante les professeurs de philosophie. Je vais donc aborder la question autrement.
Lors du conseil de classe du premier trimestre de la classe de STTIII, vous avez cru bon de bousculer l’ordre légal de sa procédure, en excluant les représentants élus des élèves, soit les délégués, qui en sont membres de droit, au motif que certains d’entre eux avaient des « comportements inadmissibles dans un établissement scolaire ». En même temps, le lycée s’enorgueillit d’organiser chaque année une session de formation des délégués. Comprenne qui pourra ! Vous n’avez pas eu de mots assez durs à leur endroit, à la limite dépassée du racisme anti-jeune (« Vous êtes des gens de rien », « Vous êtes de la racaille »...), lorsque vous avez informé le conseil que vous aviez vu, quelques jours avant, deux ou trois d’entre eux se préparer à agresser une vieille dame dans la rue, sans doute pour la détrousser de ses économies.
Certes, si cette tentative d’agression était avérée, ces élèves méritaient qu’on leur rappelle fermement qu’il est plus facile, trop facile, d’attaquer une vieille dame, plutôt que d’attaquer une... banque, que d’un point de vue moral... Pardonnez-moi ! Je suis incorrigible, et reviens sur le terrain de ma spécialité. Ce rappel à la loi morale - « Tu ne voleras pas. » -, s’il avait été affirmé avec plus de courtoisie, aurait pu me convenir. Mais, je dois dire que je trouve extrêmement curieux de rappeler les jeunes à la loi et, au même moment, de tenir un discours hors la loi, donc inconsistant. En effet, une parole ne vaut comme telle qu’en fonction de la place de l’émetteur. Pour ma part j’y vois, dans les circonstances, non pas un rappel à la loi morale mais plutôt un appel à l’ordre moral, expression d’une position politique dont on sait ce qu’elle vaut. Il est vrai aussi qu’il est toujours plus facile de s’attaquer aux plus petits, on prend moins de risques ! Je campe, aujourd’hui encore, sur les positions de Brecht : « L’attaque d’une banque n’est rien à côté de la fondation d’une banque. »
Enfin, votre insistance m’a fait revenir, avec les élèves de cette classe, sur la lecture suivie d’un texte de Kant (auteur encore au programme de philosophie des classes terminale), que nous étions justement en train d’expliquer en classe : « Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime... Je n’ai pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer. »
J’ai longuement insisté, sans doute beaucoup trop, sur cette question de l’argent et des échanges intersubjectifs, de ses liens organiques avec la constitution-destruction de la subjectivité, de la liberté et de l’autonomie, de la loi et de sa transgression, du réel et du mirage... Nous avons même rappelé ce que, en son temps, le grand penseur de l’argent que fut Honoré de Balzac (auteur non encore interdit dans les lycées), disait de la BANQUE, soit le baron de Nucingen, « ce pot à millions » : « Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras, Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu’aux valeurs certaines. En fait d’art, il avait le bon goût de recourir, l’or à la main, aux experts en toutes choses. »
Je veux croire encore que nous avons mission, dans une école digne de ce nom, d’apprendre les gestes du danseur ou ceux du forgeron à nos élèves, et non à former des imbéciles et des ignorants incapables de juger par eux-mêmes de la valeur d’un texte ou d’une œuvre d’art. Nous avons encore moins le droit de les installer dans la confusion mentale ! Marx (encore auteur au programme), écrivait : « Comme l’argent, qui est le concept existant et se manifestant de la valeur, confond et échange toute chose, il est la confusion et la permutation universelles de toutes choses, donc le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités humaines. »
Comment peut-on donc inviter les élèves inscrits dans cet établissement à se « bien conduire », à ne pas voler d’argent et, en même temps, les convier à se transformer officiellement en voleurs et en truands légaux ? Puis-je me permettre de vous renvoyer, par exemple, à la lecture du Monde diplomatique du mois d’avril où un dossier de quatre pages est consacré à la « Criminalité financière » ? On y trouve, sous la plume d’André Brie (Observatoire de la mondialisation), la remarque suivante : « Plus que tout, banques et grandes entreprises sont avides de capter, après les avoir blanchis, les profits des affaires du crime organisé. A côté des activités traditionnelles - drogue, racket, enlèvement, jeux, proxénétisme, (des femmes et des enfants), contrebande (alcool, tabac, médicaments...), vols à main armée, fausse monnaies et fausses factures, fraude fiscale et détournement de crédits publics -, prospèrent de nouveaux marchés : trafic de main d’œuvre clandestine et d’exode de réfugiés, piratage informatique, trafics d’objets d’art et d’antiquités, de voitures volées et de pièces détachées, d’espèces protégées et d’organes humains, contrefaçons, trafics d’armes, de déchets toxiques et de produits nucléaires... » ? Peut-être ignorez-vous encore ces choses élémentaires, ce qui est dommage, mais les élèves les savent.
N’avons-nous pas, nous adultes, des comptes à leur rendre plutôt que des jeux débiles à leur proposer ? Même s’ils n’ont pas lu Le Monde du 26 janvier qui titrait : « Construction des lycées d’Ile de France : les milliards du casse du siècle », ils savent qui sont les vrais voleurs. Dans cet article on pouvait lire : « 28 milliards de francs de contrat auraient ainsi été attribués, dans des conditions irrégulières, par la région d’Ile de France aux entreprises, architectes et bureaux d’étude engagés dans le programme de rénovation des lycées. » C’était leur argent, c’était pour eux. Ils sont enfants de pauvres et quelques salauds, chefs d’entreprise, politiciens, leur ont volé leur argent ! Le CA du lycée a-t-il voté une motion de condamnation de ces détournements dont le montant est supérieur aux dégâts subis par les établissements scolaires dans toute la France lors de la tempête de la fin de l’année dernière ? Je pense souvent à cette phrase de Françoise Dolto : « Les jeunes ne font pas ce que les adultes leur disent de faire, ils font et sont eux-mêmes ce que leurs pères font et sont. » II serait temps de reconnaître que nombre d’adultes offrent aux jeunes le lamentable spectacle de menteurs, tricheurs, profiteurs, carriéristes, truands... J’ajouterai qu’ils le savent sans savoir vraiment ce qu’ils savent, car leur malheur tient en ceci qu’ils savent que ce monde est pourri mais ils croient qu’il est le seul monde possible, d’abord parce que les adultes ont capitulé, et les entraînent dans cette voie.
J’ai parfois l’impression que nous jetons ces jeunes dans les bras de la pieuvre ? Dans La gestion des stocks lycéens, j’ai raconté le fait suivant dont j’ai été le témoin dans une des classes que j’avais en responsabilité : « Amina explique son admiration pour une certaine star du porno, une jeune femme de son âge : ‘Tu comprends, dit-elle, à celles qui l’écoutent, c’est pas difficile de gagner du fric, pourquoi on se fait chier à l’école : tu tournes un film porno, t’écartes les cuisses, tu vis allongée et tu gagnes 1500 francs par jour.’ Que dire ? Moi, je pense à Balzac : comment ‘faire fortune en battant monnaie avec le traversin d’une jolie fille.’. ... Les illusions perdues. Nous sommes en section vente. Corps viande... Nous sommes à l’âge de ce que Marx appelait Das zur Ware werden des Menschen. », époque où « L’argent est devenu le seul nexus rerum qui lie [les individus], l’argent sans phrase. ».
Mais il y a autre chose, et cela vous ne pouvez
l’ignorer, ces pratiques douteuses sont parfaitement illégales. Je vous
rappelle la règle en vigueur dans les établissements scolaires de la République
française, régime auquel vous devez vous soumettre aussi, parce que c’est la
loi. Ainsi, on trouve dans le B.O. n° 30 du 2 septembre 1999 les remarques
suivantes : « de plus en plus de concours et de journées thématiques
sont proposées aux élèves et aux enseignants qui représentent, pour les
organisateurs, un public ciblé [...] Leur superposition finit par
brouiller les messages et diluer les contenus. C’est pourquoi il est nécessaire
de recentrer ces concours et journées sur les missions essentielles de l’école.[...]
Par ailleurs, afin de garantir le respect du
principe de neutralité de l’école et, comme le rappelle la circulaire du 27
avril 1995, il ne sera pas donné suite aux sollicitations émanant du secteur
privé, dont les visées ont généralement un caractère publicitaire ou
commercial. (Souligné dans le texte).
Je vous remercie de veiller à l’application de cette règle dont je sais qu’elle est souhaitée par tous les acteurs du système. » (C’est moi qui souligne, G.M.)
A ma connaissance, cette circulaire n’a pas été abrogée. Mais comment voulez-vous donc que les élèves se retrouvent dans ce désordre moral organisé ? Vous admettrez que la cohérence pédagogique de tout cela n’est pas si évidente à saisir. Nous sommes ici en pleine illégalité. Ce lycée fonctionne sous une sorte de régime d’exception, comme lieu extraterritorialisé, lieu sans loi, style Disneyland. C’est pourquoi y règne l’arbitraire.
Si cela n’allait pas à l’encontre de ma nature, je parierais que l’année prochaine, les Masters de l’économie seront organisés au lycée Auguste Blanqui sous l’égide du... Crédit Lyonnais ! Au train où vont les choses, on lira bientôt des rapports d’activité ainsi rédigés : « Comme le budget alloué à l’usage des sites internet a été épuisé par nos jeunes agents boursiers, comment allons-nous faire pour acheter les vingt jeux de monopoly votés au dernier conseil d’administration ? Les livraisons des microprocesseurs en chocolat pour le goûter des élèves de seconde année de BTS informatique vont-elles pouvoir se poursuivre ? Les professeurs méritants de l’établissement vont-ils pouvoir encore bénéficier des abonnements à tarifs préférentiels aux Folies Bergères promis au même CA ? »
Veuillez agréer l’expression de mes sentiments dévoués.
P.S. : ces deux courriers seront transmis à monsieur le ministre de l’Education nationale, à monsieur le recteur de l’Académie de Créteil, ainsi qu’à madame ou monsieur l’IPR de philosophie de l’Académie de Créteil.