Gilbert Molinier

Professeur de philosophie

A monsieur le proviseur,

à madame le proviseur-adjoint du

lycée Auguste Blanqui, Saint-Ouen

Paris, le 03 avril

Madame, monsieur,

j’apprends avec grand étonnement que le lycée Auguste Blanqui a pris l’initiative d’une alliance avec la BANQUE[1] dans le cadre d’un « jeu-concours LES MASTERS DE L’ECONOMIE organisé par ladite banque ».

Nous savons qu’il s’agit de distribuer un paquet d’actions boursières virtuelles à des élèves, à charge pour eux, avec l’aide et l’assistance de leurs professeurs (dénommés parrains !), de les faire fructifier au maximum, jusqu’à clôture du concours. Parmi les nombreux prix à gagner, le premier est celui d’un voyage à New-York, temple mondial de la finance. Le fait que ces actions soient virtuelles ne change strictement rien au fait que vous offrez ainsi à de jeunes élèves un vrai poison (drogue) : la culture comme miroir aux alouettes ou la culture comme désert.

Vous ne serez pas surpris qu’un fonctionnaire de l’Etat, professeur de philosophie, attire votre attention, ès qualités, sur l’organisation de ces « jeux » ; en effet, vous êtes chefs d’un établissement public, laïc, encore rattaché au service de l’Education nationale.

 

 

1. Questions pédagogiques :

 

a) Pouvez-vous me dire quel est l’intérêt pédagogique d’un tel « jeu » ? Je me place ici du strict point de vue de l’enseignement des disciplines. Que dois-je faire de Descartes qui, cherchant à fonder le savoir, écrivait : « j’avais un extrême désir d’apprendre » en rappelant que « l’honneur et le gain »[2] promis par le commerce des autres ne vaut rien ? Voilà plus de vingt-cinq siècles que la tradition philosophique tient l’acquisition sans mesure de richesses (d’argent) pour immorale et celle de connaissances comme le moyen d’accéder au bonheur. Devons-nous nous brancher sur les cours de la bourse ? Si, comme le disait Marx, nous devons vivre ici, où « ne vaut des écus que ce qui rapporte des écus »[3], alors vous devez répondre à cette question : « Sommes-nous officiellement contraints de renoncer à enseigner ? ». Ce lycée doit-il devenir, lui aussi, un cimetière de la culture dont les enseignants seraient les ouvriers fossoyeurs ?

 

b) Est-ce que cela fait partie de l’énergique programme d’actions de l’établissement en faveur de l’éducation à la citoyenneté, compris aussi comme avoir le souci de l’autre ? Mais alors que dois-je faire de Spinoza qui cherchant à « former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrive au but aussi facilement et sûrement [rappelait que la course à l’argent est...] un obstacle à l’entreprise d’instituer une nouvelle vie. »[4] Vous ne pouvez pas ne pas savoir que nombre d’élèves de ce lycée sont enfants de chômeurs de longue durée et que le principal responsable de ce malheur, ce sont les riches qui s’enrichissent sur leur peau. Ne trouvez-vous pas scandaleux d’offenser ainsi ces jeunes comme leurs parents ?

 

c) Est-ce que l’établissement veut faire savoir ainsi aux jeunes élèves du lycée Auguste Blanqui comment il faut s’intégrer à l’Etat de droit dans lequel nous vivons ? N’avez-vous pas l’impression qu’ainsi faisant, vous participez à leur désintégration ? Dois-je rappeler tous les bavardages dégoûtants tenus ici en faveur de « l’éducation à la citoyenneté » : « La citoyenneté d’établissement s’envisage alors comme l’intégration dans une société fondée sur le principe de l’Etat de droit. »[5]

 

d) Le titre « Jeu concours LES MASTERS DE L’Economie » contient une erreur conceptuelle, un piège, dans lequel n’importe quel pédagogue débutant ne peut tomber, sauf s’il ... Mais sauf quoi ? Par définition, « Jouer » à la bourse n’est pas un jeu, c’est le réel. Le jeu suppose une mise en scène imaginaire, cadrée par des règles, c’est une séquence limitée dans le temps. Vous introduisez ici les élèves dans une sorte de confusion entre réel et imaginaire dont ils ont déjà tant de mal à sortir, vous bousillez ce que nous essayons, avec tant de difficultés, de leur apprendre[6]. Les réflexions de Louis Lambert : « Ici, le seul point de départ en toutes choses est l’argent »[7], le conduisent au suicide, c’est cela la vie réelle, ce n’est pas un jeu. Mais savez-vous vraiment ce que vous faites ? Je vous rappellerai ce mot de Brecht : « Celui qui ne connaît pas la vérité est un imbécile, mais celui qui la connaît et la présente comme fausse, celui-là est un criminel. »[8]

 

 

2. Questions éthiques :

 

a) En quoi le fait d’apprendre à gagner de l’argent sans travailler est formateur pour les élèves ? En quoi le fait de gagner le plus d’argent possible est formateur ? Aristote doit-il aussi être retiré des programmes d’enseignement ? « Le but du courage, en effet, n’est pas de faire de l’argent , mais de rendre hardi, de même pour la stratégie et la médecine dont le but n’est pas de faire de l’argent mais de donner la victoire et la santé. »[9]

 

b) Le rôle de l’école n’est-il plus d’essayer d’apprendre aux élèves que seul peut se prévaloir d’être propriétaire celui qui a travaillé ? Rousseau n’est-il plus au programme des lycées : « On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant : cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit... »[10]. Comment désormais aborder les notions ambiguës de propriété, d’appropriation, de subjectivité, d’être et d’avoir... ?

 

c) N’avez-vous pas l’impression, en menant cette action dans cette ville, de faire offense à tous les enfants de pauvres inscrits dans cet établissement, dont un bon nombre sont boursiers (NON COTES EN BOURSE) ? A-t-on ici pour objectif la fabrication d’usuriers modernes ? Ceux dont Platon disait : « ... ils blessent de leur argent quiconque leur donne prise parmi les autres citoyens, et, tout en multipliant les intérêts de leur capital, ils font pulluler dans la cité la race du frelon et du mendiant. »[11]

 

d) Dès qu’une jeune fille pratiquante se voile le visage, toute la communauté des bigots laïcs ou des chrétiens tartuffes s’évanouit devant l’horrible face de l’intégrisme musulman, mais qu’on fasse valoir officiellement les droits de la religion du fric, qu’on institutionnalise le « Dieu-argent » comme matière au programme, qu’on propose aux bienheureux élus la visite du Temple du fric à New-York, alors on reçoit la bénédiction du ministre et des recteurs, suivi de quelques laquais de pacotille ! Saint-Augustin rappelle de sa lecture des Evangiles dans les Confessions : « Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, viens, suis-moi. »[12]

 

 

3. Questions politiques :

 

a) Est-ce que ce jeu fait partie du projet d’établissement ? Pourquoi cette question n’a-t-elle pas été soumise à discussion au Conseil d’administration ? Vous êtes responsable de l’organisation d’une publicité accordée à une banque privée. Une publicité faite en direction de 700 élèves, pour cela, les agences spécialisées se font payer très cher . Je souhaiterais alors savoir si vous-même ou madame le proviseur-adjoint avez perçu le prix de cette publicité au titre de la taxe d’apprentissage ? Quel en est le montant ? Mais peut-être l’avez-vous reçu sous la forme d’actions boursières offerts par la banque ? Si le lycée n’a rien perçu, devrons-nous considérer que le lycée Auguste Blanqui, grâce à votre action, devient membre bienfaiteur du CIC ? Allons-nous devenir la risée de toute la presse ? Imaginez-vous ce titre dans France-Soir : « Un chef d’établissement scolaire sponsorise une banque ! Ce serait, encore une fois, faire marcher le monde sur la tête. Même si le rectorat couvre ce genre de pratiques, êtes-vous certain, au moins du point de vue de la morale, de ne pas y engager votre titre de fonctionnaire de façon abusive ?

 

b) Je pose la même question aux « professeurs-parrains » : ont-ils reçu de l’argent, soit de la banque (actions en bourse offertes par la banque ?), soit sur les comptes du budget de l’Education nationale. Si oui, dans quel cadre ? Celui du projet d’établissement ? Sachant l’attachement de mes collègues « professeurs-parrains » à la pédagogie, je ne peux pas croire un instant qu’ils soient devenus « parrains » ; comme chacun sait, ce terme est aussi bien celui des banquiers que des organisations mafieuses : il signifie le père lorsqu’il n’y a plus de Père (au sens consacré par l’Etat et le droit encore en vigueur en Occident). Peut-être pourrions-nous utiliser cette (éventuelle) somme d’argent pour acheter une photocopieuse-trieuse ?

 

c) Doit-on supposer que l’on s’engage vers un nouveau baptême du lycée ? Il faudrait alors commencer par supprimer le logo du lycée « L’instruction vaut mieux pour les hommes que cinquante Californie », cette phrase devenant, aujourd’hui, inconvenante en ce lieu, irrespectueuse pour un homme, Auguste Blanqui qui, en prison, écrivait : « Je ne veux pas qu’on retire le mot communisme du dictionnaire ». Ne serait-il pas plus conforme à la réalité de le remplacer par ce chant plus conforme de Guizot s’adressant aux capitalistes de son temps : « Enrichissez-vous ! » Peut-être faudra-t-il songer à rebaptiser le lycée en lycée Rockefeller ? Et, s’il est possible de lui donner le nom d’un illustre vivant, je me permets de suggérer celui de Christophe Cambadélis, membre éminent du parti socialiste, pour toutes les qualités qui sont les siennes, notamment celle-ci qui lui valut naguère les honneurs de la presse : Cambadélis aime les immigrés : ça rapporte. Ce serait plus drôle, mais moins pénible, moins infâmant pour la mémoire de Blanqui.

 

Soyez assuré, monsieur le proviseur, madame le proviseur-adjoint, que je saurai faire à ce scandale, toute la publicité qu’il mérite. Comme disait Marx : « Il faut rendre [...] la honte encore plus infamante en la publiant. »[13]

 

Veuillez agréer l’expression de mes sentiments dévoués.

 

 



[1]. CIC, agence de Saint-Ouen, 47, boulevard Jean-Jaurès, 93400.

[2]. R. Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences, (1e partie).

[3]. K. Marx, Le manifeste du parti communiste, (1e partie).

[4]. B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, (§ 1-3).

[5]. « Rapport sur le fonctionnement du Lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen », année scolaire 1995-1996.

[6]. Gilbert Molinier, La gestion des stocks lycéens. Idéologies, pratiques scolaires et inerdit de penser.

[7]. H. De Balzac, Louis Lambert.

[8]. Bertold Brecht, La vie de Galilée.

[9]. Aristote, Les politiques, (1e partie).

[10]. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, (2e partie).

[11]. Platon, La République, (Livre VIII).

[12]. Saint-Augustin, Confessions, 12.

[13]. K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.